Une première discussion avec Hannah Arendt
Par le Philosophe
Le Philosophe : « Bienvenue à tous deux ce matin dans la bâtisse pour une séance de réflexion dont l’objectif est de nous permettre de prendre un recul historique et conceptuel qui nous sera essentiel pour tout ce qui va suivre.
Hannah, en tant que notre chairwoman, vous êtes un peu notre marraine de pensée et votre Condition de l’homme moderne fait office de Bible en ces lieux. Je vous propose donc que l’on s’appuie dessus aujourd’hui pour notre discussion du jour. »
Hannah Arendt : « Fort bien. Par où souhaitez-vous commencer ? »
Le Philosophe : « Nous avons abordé l’autre jour la sphère de l’économie sans pouvoir pleinement l’expliciter car notre séance était consacrée à l’économiste, et nous sommes quelque peu restés sur notre faim à ce sujet. Vos concepts, votre catégorisation et votre lecture de l’homme moderne sont pour moi école de pensée car ils permettent précisément d’éclairer la condition de l’homo oeconomicus, ou l’homme économique. Je vous propose donc que nous la mettions aujourd’hui en pleine lumière. À la racine de votre démarche, il y a bien la volonté, n’est-ce pas, de prendre comme seul champ d’étude l’homme d’aujourd’hui, tel qu’il est ? »
Hannah Arendt : « Exactement. Ce que je propose est très simple : rien de plus que de penser ce que nous faisons. »
Le Philosophe : « Merveilleux. Une philosophie à hauteur d’homme, on ne peut plus concrète et circonscrite par son seul périmètre d’activité. C’est pour cela que j’aime tant votre Condition de l’homme moderne dont je ne peux que grandement recommander la lecture. Vous l’avez écrite en 1957, je me permettrai donc – avec votre plus respectueuse autorisation – d’en donner ici et là ce qui pourrait en être quelques actualisations empiriques, près de 70 ans après vos thèses. Mais débutons sans plus tarder. Votre philosophie est donc centrée sur l’homme et sur sa vie : ce que vous nommez sa vita activa. »
Hannah Arendt : « Tout à fait. Je propose le terme de vita activa pour désigner trois activités humaines fondamentales : le travail, l’œuvre et l’action. Elles sont fondamentales parce que chacune d’elles correspond aux conditions de base dans lesquelles la vie sur Terre est donnée à l’homme. »
Le Philosophe : « Ce que vous dites bien au travers de ce découpage que vous proposez c’est que l’ensemble des activités humaines peut soit rentrer dans la catégorie du travail, soit dans la catégorie de l’œuvre, soit dans celle de l’action. Je me fais volontairement l’écho et le porte-parole de ce que vous dites car de cette grille de lecture si éclairante que vous nous offrez va découler tout le reste. Votre grille de lecture, je la trouve si lumineuse de vérité que je la reprends telle quelle « à mon compte » comme l’une de mes grandes fondations « personnelles » de pensée. Prenons le temps de bien énoncer et répéter les choses, car cela est important. L’homme donc, dans l’ensemble de ses activités et pour bien employer vos termes : ou bien travaille ; ou bien agit ; ou bien crée des œuvres. Et nous dédierons des séances à chacune de ces catégories. »
Hannah Arendt : « Oui, cher ami. C’est bien ce que je dis. »
Le Philosophe : « Et vous nous dites bien de plus que ce qui s’oppose à la vita activa, pour que l’on soit bien en présence d’un tout harmonieux, c’est la vita contemplativa : c’est ce que fait l’homme lorsqu’il n’est plus en activité. Durant l’Antiquité, en fin de journée, l’homme contemplait le Cosmos. De nos jours, en fin de journée, l’homme contemple… Netflix. »
Hannah Arendt : « Qu’est-ce donc que « Netflix » ? »
Le Philosophe : « Une des nouveautés de notre ère. Avant de vous donner plus amplement la parole, permettez-moi de tâcher de résumer ce que vous dites au sujet de la vita activa car, ce qui est absolument structurant, c’est que s’est opérée selon vous une double permutation des valeurs.
Tout d’abord, alors que du temps de l’Antiquité la vita contemplativa primait la vita activa, s’est opérée une première permutation dans la hiérarchie des valeurs entre les deux et vous situez ce point de bascule au début de l’époque moderne, qui pour vous commence en 1492. L’homme s’affirme alors, il explore, il découvre, il invente. Autrement dit, du temps de l’Antiquité, les Socrate, les Platon et les Aristote expliquaient que ce qu’il était donné de plus haut à l’homme d’accomplir, c’était de vivre au chevet du cosmos et de le contempler – et il est fort bon de rappeler ce souverain bien dans le bonheur de l’homme « issu des profondeurs » et qui résonne encore en nous aujourd’hui : soit la quiétude que trouve l’homme dans la contemplation des choses quand il y parvient, le point de convergence de journées ou de semaines actives dont le graal se situe dans les retrouvailles tant attendues avec un livre ou avec une œuvre au cinéma… Mais, en dépit de cette vision platonicienne qui situe le souverain bien de l’homme dans la contemplation, ce que vous nous dites c’est qu’à partir de l’époque moderne, l’humanité a déplacé le curseur de la vraie valeur de la vie humaine à poursuivre de la vita contemplativa vers la vita activa. »
Hannah Arendt : « Tout à fait. »
Le Philosophe : « Ensuite, si j’ai été élève attentif de votre étude, la seconde permutation des valeurs qui s’est opérée a eu lieu cette fois-ci au sein même de la vita activa : alors que du temps de la polis, ce sont l’action et l’œuvre qui constituaient les deux modes d’être actifs desquels l’humanité tirait toute sa valeur, reléguant le travail, indigne de l’homme, au dernier des substrats, eh bien, à partir du XVIIIème siècle au contraire, une spectaculaire permutation des valeurs s’est produite puisque c’est le travail qui est devenu la valeur première de l’homme au sein de la vita activa. À partir du XVIIIème siècle, dites-vous, les esprits humains ont ainsi été formés que l’homme désormais conçoit le travail comme ce qui lui est donné le plus haut d’accomplir : le travail comme le moyen d’atteindre le souverain bien du bonheur. Patatra. Renversement. »
Hannah Arendt : « Oui. »
Le Philosophe : « Et, ici, le second point de bascule, c’est selon vous la Première Révolution industrielle. Et les idéologues accompagnateurs et fomentateurs de cette permutation des valeurs au sein de la vita activa, vous les nommez. Ce sont, selon vous : John Locke, Adam Smith et Karl Marx. Diable ! Deux économistes sur trois. Encore eux ! D’autant plus que, dans les idéologues coupables que vous désignez, tous les bords politiques sont représentés et unis sous la même banderole pour dire : « le travail, le travail, le travail : voici ce qui mène l’homme vers son plus grand bonheur ». Alors que du temps de l’Antiquité, nous rappelez-vous, le travail était réservé… aux seuls esclaves. Tous les hommes, sauf les esclaves donc, s’accordaient pour dire que le travail était la lie des activités qu’il était donné à l’homme d’accomplir. Comme l’homme a changé ! Très surprenante permutation des valeurs donc et la trame historique de l’homme que vous nous offrez est aussi passionnante que fondamentale. Mais, ai-je à peu près correctement résumé votre pensée énoncée dans le premier chapitre de votre Condition de l’homme moderne ? »
Hannah Arendt : « Tout cela est bien ce que je dis. »
Le Philosophe : « Parfait ! Donc vita activa/vita contemplativa c’est bien compris et toute notre discussion peut à présent porter sur la toile de fond que vous posez et qui permet précisément de comprendre comment s’est opérée cette seconde permutation des valeurs. Soyons d’entrée de jeu parfaitement clairs afin de bien poser et maîtriser vos concepts qui vont nous permettre de bien comprendre ce glissement. Vous définissez ainsi trois sphères dans lesquelles l’homme a évolué et continue d’évoluer aujourd’hui : la sphère privée ; la sphère publique ; et la sphère sociale.
Avant l’époque moderne, seules la sphère privée et la sphère publique existaient. De plus, la troisième sphère, la sphère sociale, a, dites-vous, pour principal visage l’économie. Ce que nous appelons sphère de l’économie se recoupe donc quasiment avec la sphère sociale : elle est sa principale fondation. Et la grande difficulté au sujet de la sphère sociale, c’est qu’elle déborde à la fois sur la sphère privée et sur la sphère publique si bien que, et c’est là la plus grande menace qu’elle porte, elle est porteuse en son sein d’une dilution de celles-ci.
Voilà pour poser nos concepts et pour que l’on puisse entrer sans plus tarder dans notre matière. Comment diable a pu se produire un tel glissement de : le travail, jugé par l’homme comme la lie des activités humaines ; au travail, jugé par l’homme comme ce qui lui est donné de plus haut d’accomplir ? Commençons donc, pour commencer précisément à comprendre, par la sphère privée et la sphère publique. À quoi correspondent-elles, chère Hannah ? »
Hannah Arendt : «Je vous remercie pour ce propos introductif. Dans la pensée grecque, la capacité d’organisation politique n’est pas seulement différente, elle est l’opposé de cette association naturelle centrée autour du foyer (oikia) et de la famille.
La distinction entre la vie privée et la vie publique correspond aux domaines familial et politique, entités distinctes, séparées au moins depuis l’avènement de la Cité antique ; mais l’apparition du domaine social qui n’est, à proprement parler, ni privé ni public, est un phénomène relativement nouveau, dont l’origine a coïncidé avec la naissance des temps modernes et qui a trouvé dans l’Etat-nation sa forme politique. »
Le Philosophe : « Très clair. Donc, la sphère privée, c’est bien entendu le foyer et la cellule familiale : c’était, et cela reste, ce qui est de l’ordre de l’intime, ce qui ne peut être vu ou montré et, en ce sens, le travail était fondamentalement circonscrit à la sphère privée. Les nécessités, les tâches quotidiennes, le labeur : on en venait à bout au sein de la sphère privée afin de gagner sa liberté, pour pouvoir aller dans la sphère publique.
La valeur cardinale de la sphère publique, c’est, quant à elle, bien l’action : soit les discours et les actes qui font la politique et la vie en commun. Dans la sphère publique, on pouvait aussi au grand jour et aux yeux de tous exposer les œuvres, que l’on avait façonnées à l’abri de la sphère privée. »
Hannah Arendt : « Oui. Pour quitter son foyer, à l’origine afin de s’embarquer vers l’aventure et la gloire, plus tard afin de se consacrer simplement aux affaires de la cité, il fallait du courage puisque c’était seulement au sein de sa famille que l’homme s’occupait en premier lieu de sa vie et de sa sécurité. Qui entrait en politique devait d’abord être prêt à risquer sa vie : un trop grand amour de la vie faisait obstacle à la liberté, c’était un signe de servilité.
Le courage devint donc la vertu politique par excellence, et seuls les hommes qui en étaient doués pouvaient accéder à une société politique par son contenu et par ses buts et qui transcendait ainsi l’élémentaire rassemblement imposé à tout le monde (aux esclaves, aux barbares comme aux Grecs) par les besoins de la vie. La « vie bonne » – celle du citoyen, selon Aristote – n’était donc pas seulement meilleure, plus libre, plus noble que la vie ordinaire, elle était d’une qualité absolument différente. Elle était « bonne », dans la mesure où, maîtrisant les besoins élémentaires, libérée du travail et de l’œuvre, dominant l’instinct de conservation propre à toute créature vivante, elle cessait d’être soumise aux processus biologiques. S’il y avait un rapport entre les deux domaines, il allait de soi que la famille devait assumer les nécessités de la vie comme condition de la liberté de la polis. »
Le Philosophe : « Je songeais en vous écoutant au transport d’une telle vie, qui paraît presque si évidente, si intuitive pour l’homme, à nos temps actuels…
Et donc c’est sur ces fondations-là que vous nous présentez, chère Hannah, qu’apparaît le domaine social et que devient pour l’homme de plus en plus présente et de plus en plus palpable cette réalité nouvelle que nous nommons : « société ». Réalité qui est venue donc peu à peu corrompre cette vision originelle de l’homme. C’est en général un mot-valise, pour ne pas dire mot-conteneur, que ce terme « société » : comment bien appréhender ce point de bascule pour l’homme ? »
Hannah Arendt : « Oui : ce curieux hybride dans lequel les intérêts privés prennent une importance publique et que nous nommons « société ». Nous appelons « société » un ensemble de familles économiquement organisées en un fac-similé de famille supra-humaine, dont la forme politique d’organisation se nomme « nation ». Nous avons donc du mal à nous rendre compte que pour les Anciens le terme même « d’économie politique » eût été une contradiction dans les termes : tout ce qui était « économique », tout ce qui concernait la vie de l’individu et de l’espèce, était par définition non politique, affaire de famille.
L’apparition de la société – l’avènement du ménage, de ses activités, de ses problèmes, de ses procédés d’organisation – sortant de la pénombre du foyer pour s’installer au grand jour du domaine public, n’a pas seulement effacé l’antique frontière entre le politique et le privé ; elle a si bien changé le sens des termes, leur signification pour la vie de l’individu et du citoyen, qu’on ne les reconnaît presque plus.»
Le Philosophe : « Donc, le point de départ de la société, vous dites, c’est bien la création d’un maillage économique de plus en plus dense qui relie les hommes entre les eux puis les nations les unes avec les autres. Le troc, les transactions entre individus, le commerce, le commerce international, les flux économiques puis financiers, l’organisation de ces flux en systèmes, la création d’emplois et de fonctions permettant de sous-tendre un tel système : c’est bien cette sphère de l’économie qui naît, qui s’étend et qui prend de plus en plus rapidement de plus en plus d’ampleur. Ce qui était circonscrit à la seule sphère privée de la famille déborde soudainement la sphère publique et s’y étale, alors même que la valeur cardinale sous-tendant cette nouvelle organisation économique entre les hommes – le travail donc – gagne des galons au sein de la vita activa. La sphère de l’économie devient de plus en plus entourante pour l’homme, le travail devient la valeur suprême à atteindre au sein de la vita activa.
Mais vous précisez aussi que la sphère sociale, dans ses aspirations dévorantes, n’a pas pour seul visage la sphère de l’économie. La sphère privée et l’identité même de l’homme se retrouvent elles aussi à leur tour débordées par la sphère sociale puisque c’est jusque dans l’intimité même de l’homme qu’elle vient s’immiscer. Et le point de bascule que vous identifiez comme marqueur de ce second débordement – le débordement du domaine privé par le domaine social, après le premier débordement du domaine public par le domaine social -, c’est Rousseau qui publie ses Confessions »
Hannah Arendt : « Evénement historique décisif : on découvrit que le privé au sens moderne, dans sa fonction essentielle qui est d’abriter l’intimité, s’oppose non pas au politique mais au social, auquel il se trouve par conséquent plus étroitement, plus authentiquement lié. La réaction de révolte contre la société au cours de laquelle Rousseau et les Romantiques découvrirent l’intimité était dirigée avant tout contre le nivellement social, ce que nous appellerions aujourd’hui le conformisme inhérent à toute société.
Il importe de noter que cette révolte se produisit avant que le principe d’égalité, que depuis Tocqueville nous jugeons responsable du conformisme, ait eu le temps de s’imposer dans la vie sociale ou dans le domaine politique. À cet égard, il importe peu qu’une nation soit faite d’égaux ou de non-égaux, car la société exige toujours que ses membres agissent comme s’ils appartenaient à une seule énorme famille où tous auraient les mêmes opinions et les mêmes intérêts. »
Le Philosophe : « Passionnant. Si je comprends bien, vous dites deux choses : tout d’abord la sphère sociale – soit le maillage inter-homme qui devient de plus en plus dense si bien qu’il en vient de plus en plus à grignoter l’individualité souveraine de l’homme – s’est faite à un certain stade à tel point invasive pour l’homme qu’elle en est venue à prendre d’assaut son intimité, sa conscience intime. Tel était le sens de la révolte de Rousseau. Ensuite, vous expliquez qu’à cette époque-là, la sphère sociale ne s’était pas encore métamorphosée en ce dogme égalitaire qu’est le conformisme. Le « je me mêle de qui tu es » n’était pas encore un « tu dois te conformer. Et être à cette image ». Diable ! Quelle peste et quel choléra à la fois que cette sphère sociale pour l’homme, et nous n’avons pas fini d’en parler ici dans notre bâtisse. Ça, c’est donc pour la sphère privée. Mais le débordement qui s’est produit de la sphère publique par la sphère sociale est, dites-vous, autrement plus spectaculaire… »
Hannah Arendt : « Dans le monde moderne, le domaine social et le domaine politique sont beaucoup moins distincts. L’idée que la politique n’est qu’une fonction de la société, que l’action, le langage, la pensée sont principalement des superstructures de l’intérêt social, n’est pas une découverte de Karl Marx ; c’est au contraire l’un des axiomes que Marx reçut sans examen des économistes politiques de l’époque moderne. Cette fonctionnalisation empêche de percevoir aucune frontière bien nette entre les deux domaines ; et ce n’est pas une question de théorie ni d’idéologie puisque depuis l’accession de la société, autrement dit du « ménage » (oikia) ou des activités économiques, au domaine public, l’économie et tous les problèmes relevant jadis de la sphère familiale sont devenus préoccupations « collectives ».
La disparition de cet abîme, que les Anciens devaient franchir chaque jour afin de transcender l’étroit domaine familial et d’ « accéder » au domaine politique, est un phénomène essentiellement moderne. »
Le Philosophe : « Les économistes politiques de l’époque moderne ! Adam Smith & Cie : on les retrouve, nos idéologues responsables, coupables ! Voyez comme nous vous avons emboîté le pas et comme nous arrivons au même point que vous, mais à partir d’un autre chemin, le chemin théorique de l’entrepreneur.
Ce que vous dites donc, chère Hannah, si je comprends bien, c’est que l’action et le langage qui étaient les instruments et les apanages éminemment individuels de la sphère publique se sont retrouvés comme vidés de leur substance au sein du personnel politique ou de la classe politique – et il me semble que l’usage de ces termes est déjà éminemment empli de sphère sociale – qui se sont retrouvés réduits à devenir les porte-voix de la sphère sociale, de la société, c’est bien cela ? Je ne peux m’empêcher en vous écoutant de passer en revue dans ma tête les huit Présidents de la Vème République en France et de faire l’exercice suivant de les ranger dans deux catégories : ceux qui ont voulu faire réverbérer et incarner cette conception classique et noble de la politique en tant que domaine gardé de l’individualité, et ceux qui ont souhaité être uniquement l’émanation de la société, se fondant dans ce qui ne devait être à leurs yeux rien de plus qu’une « fonction », la fonction présidentielle. Savoureux exercice. 4 et 4 ?
En tout cas, Hannah, vous avez bien prononcé un mot qui est évidemment central et dont nous avons déjà parlé ici : fonction. La politique devient, vous dites, une « fonction » de la société qui, elle-même, fonctionnalise tout ce qui bouge et le fait à toute berzingue. La faute en incombe, nous sommes bien d’accord, aux économistes politiques : la bande à Smith. Dès lors que l’homme a commencé à être fonctionnalisé, c’est là que la sphère sociale a commencé à être parfaitement dévorante pour l’homme…
Le glissement que vous décrivez de l’homme politique vers l’homme social est parfaitement clair, mais qu’en est-il donc, chère Hannah, de « monsieur tout le monde ? »»
Hannah Arendt : « Ce qui indique le plus clairement que la société constitue l’organisation publique du processus vital, c’est peut-être qu’en un temps relativement court la domination sociale a transformé toutes les collectivités modernes en sociétés de travailleurs et d’employés. »
Le Philosophe : « Hmm. L’avènement de l’homme économique. »
Hannah Arendt : « Pour avoir une société de travailleurs, il n’est évidemment pas nécessaire que ses membres soient tous des ouvriers – la condition n’est même pas dans l’émancipation de la classe ouvrière ni dans l’énorme puissance que lui confère virtuellement le principe de la majorité -, il faut seulement que tous ses membres considèrent leur activité, quelle qu’elle soit, comme essentiellement un moyen de gagner leur vie et celle de leurs familles. La société est la forme sous laquelle on donne une importance publique au fait que les hommes dépendent les uns des autres pour vivre et rien de plus ; c’est la forme sous laquelle on permet aux activités concernant la survie pure et simple de paraître en public. »
Le Philosophe : « Alors ça, nous n’avons pas fini d’en parler de la société des travailleurs, des salariés et du salariat ! Nous allons même y consacrer un ensemble compact de discussions. Aujourd’hui nous restons dans la vision d’ensemble et nous approfondirons évidemment chacun des thèmes évoqués aujourd’hui, mais nous arrivons là à un point d’aboutissement.
Nous avons vu donc avec vous cette sphère sociale, propulsée par la sphère de l’économie, grandir, puis grandir encore jusqu’à en devenir dévorante pour l’homme. Nous avons dit que la valeur travail est devenue dominante au sein de la vita activa et que ses avancées sont allées de pair avec la vision fonctionnaliste de l’homme. Au fil des siècles et des décennies l’homme a bel et bien intériorisé – puisqu’on s’est introduit dans son intériorité – que sa principale et plus haute vocation est donc bien d’occuper une fonction au sein de la société et la manifestation la plus visible de cela, c’est la domination écrasante de la société des travailleurs : aujourd’hui, la société d’employés. Que de vérités nous touchons là grâce à vous Hannah ! Comme tout ceci se relie soudain, grâce à cette lecture historique de l’homme que vous nous offrez. »
Hannah Arendt : « Jusqu’au jour moderne : le dernier stade de la société de travail, la société d’employés, exige de ses membres un pur fonctionnement automatique, comme si la vie individuelle était réellement submergée par le processus global de la vie de l’espèce, comme si la seule décision encore requise de l’individu était de lâcher, pour ainsi dire, d’abandonner son individualité, sa peine et son inquiétude de vivre encore individuellement senties, et d’acquiescer à un type de comportement, hébété, « tranquillisé » et fonctionnel. »
Le Philosophe : « Sympathique. Et si la société des travailleurs/société des employés est aujourd’hui le principal visage qu’arbore la sphère de l’économie, la société de masse est quant à elle devenue aujourd’hui le principal visage de la sphère sociale. Grand Dieu Hannah, qu’est devenu de l’homme ! »
Hannah Arendt : « L’avènement de la société de masse indique seulement que les divers groupes sociaux sont absorbés dans une société unique comme l’avaient été avant eux les cellules familiales ; ainsi le domaine du social, après des siècles d’évolution, est enfin arrivé au point de recouvrir et de régir uniformément tous les membres d’une société donnée. Mais en toutes circonstances la société égalise : la victoire de l’égalité dans le monde moderne n’est que la reconnaissance juridique et politique du fait que la société a conquis le domaine public, et que les distinctions, les différences sont devenues affaires privées propres à l’individu. »
Le Philosophe : « Et nous reprendrons séparément chacun de ces points en tâchant de leur donner un éclairage actuel et se traduisant dans les ressentis propres de chacun. J’ai la plus grande hâte que l’on mène chacune de ces discussions « actualisées » à partir de ce matériau si riche et de cette grille de lecture que vous nous avez offerte.
Nous avons passé en revue beaucoup de choses aujourd’hui et il nous reste un point à voir : c’est le rôle de l’économiste dans tout ça ! Eh oui, notre économiste que nous avons laissé sur le bord de la route. Car nous avons parlé de cette sphère de l’économie grandissante, de la vision fonctionnaliste de l’homme qui serait donc née des sciences économiques ainsi que de l’idéal conformiste comme clé de voûte de la sphère sociale. Vous nous l’aviez brièvement dit l’autre jour, mais à présent nous avons tout le contexte historique : l’économiste serait-il le théoricien en chef de tout cet échafaudage ? »
Hannah Arendt : « Je ne vous le fais pas dire. C’est le même conformisme, supposant que les hommes n’agissent pas les uns avec les autres mais qu’ils ont entre eux un certain comportement, que l’on trouve à la base de la science moderne de l’économie, née en même temps que la société et devenue avec son outil principal, la statistique, la science sociale par excellence. L’économie – jusqu’aux temps modernes chapitre assez secondaire de la morale et de la politique, fondé sur l’hypothèse que les hommes agissent par rapport à leurs activités économiques comme ils agissent à tout autre égard – l’économie ne put prendre un caractère scientifique que lorsque les hommes furent devenus des êtres sociaux et suivirent unanimement certaines normes de comportement, ceux qui échappaient à la règle pouvant passer pour asociaux ou pour anormaux. »
Le Philosophe : « La boucle est bouclée. »
Hannah Arendt : « Comprenez, le Philosophe : les lois de la statistique ne sont valables que pour les grands nombres ou les longues périodes ; les actes, les événements ne peuvent apparaître statistiquement que comme des déviations ou des fluctuations. Ce qui justifie la statistique, c’est que les événements et les grandes actions sont rares dans la vie quotidienne et dans l’Histoire. »
Le Philosophe : « D’où, au service de sa propre idéologie et de son instrument principal, comme vous dites, la statistique devant mesurer les comportements des hommes… D’où la mise à l’écart par idéologie de l’action. D’où le vidage de sa substance, par idéologie, de l’une des toutes principales aptitudes originelles et fondamentales de l’homme : l’action. D’où l’altération même de l’homme et de ce qui fait véritablement l’homme qui s’est produite.
…. Chère Hannah, c’est une véritable ébullition que vous avez créée dans ma tête ! De nombreux points m’apparaissent et nous n’avons pas répondu à toutes les questions, mais nos fondations sont à présent grâce à vous bien posées ! Oh que j’ai hâte, que j’ai hâte que nous menions toutes nos sessions de réflexion entièrement consacrées au travail, à la société, au salarié, au salariat !
Un immense merci à vous donc, chère Hannah. Nous avons couvert beaucoup de thèmes aujourd’hui qui se doivent d’être bien digérés. Et puis nous nous revoyons, si je ne me trompe pas, demain. Je m’en réjouis ! Vous savez comment regagner votre hôtel à Paris d’ici ? Vous avez la gare RER qui est à 10 petites minutes à pied, vous pouvez couper à travers champs. À demain, donc, chère Hannah. À demain. ».
2 responses to “Article 6 – L’avènement de l’homme économique, une lecture historique de l’homme”
Fantastique écriture qui marie social/ eco & politique. Sujet d’actualité traité avec humour .A lire
Fantastique & plein d’humour. Traite de l’actualité sociale, économique, sociale , politique sur le plan philosophique. À lire entre 2 ploufs ou plus