Par le Philosophe
Ami lecteur, bienvenue en terres économiques ! Si nous voulons bien connaître l’entrepreneur sur le plan théorique, alors il nous faut partir du seul point de départ théorique existant qui a été élaboré par celui qui est, jusqu’à aujourd’hui, son seul et unique penseur et théoricien : l’économiste. Il n’y a en effet pas d’autres types de penseurs, qu’il s’agisse de sociologues, d’anthropologues ou de philosophes, qui se soient sérieusement penchés sur la nature véritable de l’entrepreneur. Chaque penseur reste dans son couloir et bien sagement sur ses sujets. Voyons donc voir ce que la philosophie, dont je ne suis que l’un des aussi humbles que guillerets porte-voix, aura à dire dans tout cela.
Nous allons aujourd’hui nous intéresser à l’économie classique de l’entrepreneur, autrement dit ce que les économistes classiques ont dit de l’entrepreneur. Les Classiques, c’est en réalité la bande à Smith, dans laquelle on trouve notamment David Ricardo et Jean-Baptiste Say. La période que couvre les économistes classiques s’étend, ainsi qu’il est communément admis, des années 1770 jusqu’à la seconde moitié du XIXème siècle. Dans notre discussion du jour, uniquement par abus de langage, nous rangerons parmi les Classiques également les économistes physiocrates, courant qui les a précédés, et au sein duquel on retrouve Richard Cantillon, dont nous avons déjà parlé.
Posons d’emblée la trame économique d’ensemble. Au sujet des sciences économiques de l’entrepreneur, la période des deux cents cinquante ans qui nous séparent de la publication de la Richesse des nations en 1776 se scinde en réalité en trois sous-périodes, qui se recoupent à peu près en termes de courants de pensée et de bornes chronologiques.
La première période est celle des économistes classiques, que nous allons couvrir aujourd’hui. Donc, en incluant les Physiocrates, nous allons dire de 1755 aux années 1850, avec une littérature riche au sujet de l’entrepreneur.
La deuxième période s’ouvre dans les années 1870 avec les économistes néoclassiques emmenés par Léon Walras. Ce qu’il est tout particulièrement intéressant de noter depuis notre point de vue c’est que, dans leur tentative de formalisation suprême de l’économie grâce à un recours poussé aux mathématiques, les néoclassiques ont totalement éludé l’entrepreneur dans leurs écrits. Ainsi, chez les néoclassiques, beaucoup de courbes, de graphes et pas du tout d’entrepreneur. Toujours dans cette même deuxième période dans laquelle nous regroupons deux courants de pensée économiques bien différents et qui se sont succédés, nous rangeons les économistes de la demande emmenés par John Maynard Keynes. Chez Keynes aussi, pour d’autres raisons, l’entrepreneur est éludé. Keynes lui attribue certes la fonction d’investissement dans l’économie mais ne s’y attarde pas plus que cela. Ainsi, notre étude peut faire l’économie à la fois des néoclassiques et des keynésiens et cette deuxième période des sciences économiques se caractérise donc par l’absence quasi-totale de l’entrepreneur. Nous n’y reviendrons donc pas.
La troisième période – qui se recoupe quelque peu chronologiquement avec les écrits de Keynes mais pas en termes de courants de pensée – s’ouvre en 1911 avec Joseph Schumpeter et l’apparition des économistes hétérodoxes. Parmi ceux que nous considérerons comme les grands économistes de l’entrepreneur, nous avons au premier plan Joseph Schumpeter et Frank Knight, avec lesquels nous dialoguerons grandement, et, dans une certaine moindre mesure Israel Kirzner. Schumpeter, Knight et Kirzner sont considérés comme les trois grands économistes de l’entrepreneur, lui ayant considéré une part importante de leurs écrits.
Mais, aujourd’hui, nous restons donc avec les économistes classiques et nous passerons en revue trois approches de l’entrepreneur par l’économiste : celle de Richard Cantillon, celle d’Adam Smith et celle de Jean-Baptiste Say. Notre boîte à outils se doit d’être bien garnie si l’on veut enfoncer les terres de l’économiste.
L’entrepreneur est le garant de l’équilibre économique – Richard Cantillon
Richard Cantillon est donc un économiste physiocrate et les deux traits saillants qui sont à retenir au sujet des Physiocrates c’est qu’ils sont le courant qui préfigure les sciences économiques modernes et que, selon eux, c’est l’agriculture qui est à la source de toute richesse. Soit.
Comme nous l’avons vu dans notre discussion précédente, Richard Cantillon est le tout premier penseur à avoir conceptualisé l’entrepreneur en tant que figure économique : il l’a fait en 1755, dans son Essai sur la nature du commerce en général.
Dans cet essai, Cantillon est aussi le tout premier penseur à interpréter l’économie comme un circuit, qui comporte selon lui trois acteurs : les propriétaires, les fermiers et les entrepreneurs. L’entrepreneur est pour Cantillon celui qui entreprend des affaires de négoce : celui qui achète par exemple les œufs du fermier pour les revendre au carrosse-mobile du coin, ancêtre bien connu de la superette. Et il range dans cette catégorie aussi bien les artisans, les marchands que les industriels. Ceux-ci méritent tous l’appellation d’« entrepreneur » en ce qu’ils achètent leurs facteurs de production à un prix fixe donné pour ensuite produire et/ou vendre à un prix qui lui, est volatile.
Eh oui : si la demande d’œufs venait à baisser soudainement, le gérant du carrosse-mobile n’aurait pas d’autre choix que de baisser les prix et de négocier à la baisse leur prix d’achat – au grand dam de l’entrepreneur. C’est ainsi que Richard Cantillon définit l’entrepreneur par la fonction – la fonction – qu’il a d’assumer le risque lié à la volatilité de la demande sur le marché. L’entrepreneur est le preneur de risque. La demande est par nature volatile et c’est le lot de tout entrepreneur que de composer en permanence avec ce risque en anticipant du mieux qu’il peut les décisions d’achat des consommateurs. Cantillon résume ainsi : « Il est ainsi fait que les entrepreneurs de tout type s’ajustent aux risques dans un État ».
L’entrepreneur s’arroge de fixer le prix des produits qu’il vend de façon à pouvoir dégager un profit et ajuste sa production ou sa vente : en actionnant ces deux leviers, il agit directement sur le marché. Il est donc celui qui permet au marché de revenir à l’équilibre. Ainsi, lorsque la demande diminue, il abaisse le prix de ses produits afin que le marché puisse se rééquilibrer et que son offre (d’œufs) égalise à nouveau la demande. En cela, il est le garant de l’équilibre économique. Voici pour notre « outil Richard ».
L’entrepreneur est le capitaliste – Adam Smith
Passons à Adam. Adam, aux premières loges de la Première Révolution industrielle et écrivant 21 ans après Richard, lui oppose par écrits interposés : « Cher estimé confrère, Un grand merci à vous de vous être attelé à cet exercice de première définition de l’entrepreneur. En dépit de votre effort intellectuel certain pour lequel je vous sais gré, j’y suis opposé. En effet, pour moi, l’entrepreneur est le capitaliste. Veuillez bien recevoir, cher estimé confrère, l’assurance de mes sentiments les meilleurs ».
Pour Adam Smith, l’entrepreneur est défini par sa fonction – fonction – principale qui est celle d’accumuler le capital. Les choses sont claires pour l’économiste fondateur des sciences économiques : l’entrepreneur et le capitaliste sont le même homme. Ainsi, si l’on se trouve en présence d’un entrepreneur sans capital, eh bien ce n’est pas un entrepreneur. Et si l’on se trouve en présence d’un monsieur ou d’une madame dotés en capital, eh bien une conclusion s’impose donc à l’esprit : il s’agit d’entrepreneurs.
Pour comprendre à quel point la conception de l’entrepreneur de Smith est diamétralement opposée à celle de Cantillon et à quel point l’entrepreneur de Smith ne peut donc en aucun cas être le preneur de risque, tâchons d’expliciter rapidement le concept de « constance des profits » posé par notre économiste anglais. Voici, avant cela et à toute fin de concentration, une bonne tasse de café bien torréfié.
Smith, en bon économiste, s’intéresse au fondement même de la valeur : qu’est-ce qui, en économie, fait la valeur d’un bien ou d’un service ? Sa réponse : le profit, soit la différence entre le prix naturel et le prix de marché d’un bien ou d’un service. Or, comme c’est l’entrepreneur qui fixe le prix de marché et détermine son profit (jusque-là, en accord avec Cantillon), par construction, la valeur est générée par l’entrepreneur. C’est à ce moment précis du raisonnement que, en bon économiste, Smith opère alors une spectaculaire distorsion de réalité, afin que tout puisse bien s’expliquer par son modèle. Naturellement. Il crée la méthode pour tous ses successeurs. Smith pose donc le postulat central suivant : celui de la constance du profit dans la richesse d’une nation. C’est-à-dire que, quoi que l’entrepreneur fasse d’une année à l’autre, bon an, mal an, bonne récolte, mauvaise récolte, bon négoce, mauvais négoce, son profit est et restera le même. Et c’est ainsi : argument d’autorité. Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, face à vos yeux ébahis… les sciences économiques ! En spectateurs empiriques attentifs, et en anglais, on aurait presque envie d’opposer à Adam Smith un argument énoncé dans les termes précis suivants : « Lol ! ». Mais Adam Smith reste adulé, et il fallait bien que les choses rentrent dans son modèle pour que celui-ci puisse tenir la route et s’expliquer par lui-même. Et encore : nous n’avons pas encore parlé de la main invisible, et nous ne manquerons pas de le faire demain lors de notre séance de savate.
L’entrepreneur d’Adam Smith se trouve donc totalement vidé de sa substance, de toute capacité agissante et de composition avec le risque puisqu’il n’y a en réalité pas de risque et que, quoi qu’il arrive, son profit restera le même. À partir d’un tel constat, il vient immédiatement que l’entrepreneur de Smith n’a donc aucune influence sur ses clients, fournisseurs ou concurrents. Sa seule fonction, purement mécanique, est celle d’accumulation et de gestion de son capital, « en bon père de famille ».
L’entrepreneur de Smith a aussi une fonction (en gras) secondaire qui est celle de technicien et d’organisateur de l’activité au sein de son entreprise. Ici, glissement intéressant vis-à-vis de Cantillon : on passe du négociant au gestionnaire de l’entreprise, qui apparait. Mais attention, ne soyons pas trop exigeants envers notre économiste en matière de clairvoyance et de libre-arbitre conférée par ses soins à ses semblables, les hommes. On reste chez Smith. Au travers de son exemple célèbre de la manufacture d’épingles, l’entrepreneur gérant de Smith se résume en effet au technicien bon gestionnaire de son entreprise. Charge lui incombe de mettre en place une division du travail qui doit être source d’efficacité. Ce sont les prémisses de la définition de l’entrepreneur manager. David Ricardo dira exactement comme Smith après lui : l’entrepreneur est et n’est que l’agent économique dont la fonction principale est celle d’accumuler du capital et la fonction secondaire est d’être le technicien gestionnaire de l’entreprise. Donc, l’idée principale est que, pour Smith, l’entrepreneur est le capitaliste (outil Adam).
Pour le reste, il écrivait certes encore en des temps de protopensée économique. Et puis surtout, il fallait bien que la réalité se montre fidèle à son système de pensée, diantre ! Et il reste et demeure le père des sciences économiques modernes. Tout économiste qui se respecte a ainsi un petit buste en plâtre d’Adam Smith sur son étagère de bureau.
L’entrepreneur est le gestionnaire des ressources – Jean-Baptiste Say
Passons à, et terminons par Jean-Baptiste-Say. Alors là, ça s’épaissit quelque peu. Nouveau courrier, en annexe du Traité d’Économie Politique en 1803 : « Cher estimé confrère, cher Adam, un grand merci à vous de vous être attelé à cet exercice de deuxième définition de l’entrepreneur en tant que capitaliste et gestionnaire passif de son entreprise. En dépit de votre effort intellectuel certain pour lequel je vous sais gré, j’y suis opposé. En effet, pour moi, l’entrepreneur n’est pas le capitaliste car il est le gestionnaire clairvoyant de son entreprise. Malgré ce léger désaccord entre confrères portant sur les termes, soyez bien assuré que je conserve toujours autant de plaisir à observer ce petit buste en plâtre que j’ai de vous et que j’ai placé sur mon étagère de bureau. Veuillez bien croire ainsi, cher Adam, en l’assurance de mes salutations respectables ».
Nouvelle querelle chez les économistes et une pensée économique que l’on voit évoluer et s’affiner. Pour Jean-Baptiste Say, l’entrepreneur n’est donc pas celui qui possède le capital mais est celui qui entre en contact avec le capitaliste afin de le convaincre de financer son projet. L’entrepreneur et le capitaliste, séparation des deux entités donc. En outre, affirme Say, le trait caractéristique distinctif de l’entrepreneur c’est de fonder une entreprise : est entrepreneur celui qui fonde une entreprise.
L’entrepreneur de Say est en outre inséparable de la figure du capitaine d’industrie, il est : « celui qui entreprend de créer pour son compte, à son profit et à ses risques un produit quelconque ». Réapparaît donc la notion de risque (outil Richard) ainsi que la vision selon laquelle l’entrepreneur est le pivot de tout le système de production et de distribution : il agit sur l’offre et sur la demande dans un marché donné en fixant les prix. Sauf que là où l’entrepreneur de Cantillon est le négociant, l’entrepreneur de Say est le gestionnaire actif de son entreprise… contrairement au gestionnaire automate substituable de Smith ! Pour Say, l’entrepreneur est ainsi celui qui sait faire preuve d’un calcul économique rigoureux. La prise en compte du coût de revient est centrale, au même titre que les anticipations qu’il fait de la demande potentielle des consommateurs pour ses futurs produits. Charge lui incombe donc de gérer ses salariés, de ne pas utiliser en excès le capital dont il dispose et d’établir et de tenir une comptabilité privée rigoureuse.
Jean-Baptiste Say est enfin le premier économiste à attribuer à l’entrepreneur des qualités humaines personnelles, comme par exemple celle du bon jugement. Il écrit ainsi : « rien ne peut suppléer chez le conducteur d’une entreprise la prudence et l’esprit de conduite, qui ne sont que du jugement réduit en pratique ». Pour Say, il est nécessaire de posséder des qualités morales peu communes pour être entrepreneur : en plus du bon jugement, l’entrepreneur doit être volontariste, avoir de la constance et une bonne connaissance des hommes et des choses. Say est enfin le premier à donner à l’entrepreneur le rôle de visionnaire et d’arbitragiste en affirmant qu’il est celui qui : « profite de ce que les autres savent et de ce qu’ils ignorent ». Nettement plus de bonne matière donc chez Say que chez Smith ! Hélas, Say reste un économiste.
Voici donc pour la vision de l’entrepreneur selon Jean-Baptiste Say en tant que gestionnaire clairvoyant et actif de son entreprise. L’« outil Jean-Baptiste » nous dit donc : est entrepreneur celui qui fonde une entreprise. Un outil qui a eu et qui continue d’avoir une certaine résonance.
Et cela ponctue donc notre tour d’horizon des Classiques. Et Jean-Baptiste Say, à son tour, naturellement, recevra lui aussi, quelques années plus tard, un courrier commençant par : « Cher estimé confrère, cher Jean-Baptiste, Fortement imprégné par… ».
Ah, les économistes…
Observateur A : « Mais il s’agit là ni plus ni moins qu’une pensée qui s’étoffe, évolue et s’affine ! »
Observateur B : « Au service de sa propre chapelle de pensée ? »
Observateur C : « Qui veut ériger sa prétendue science en modèle jusqu’à ce que la réalité se fasse à l’image du modèle ? Si l’homme, au fil des derniers siècles, s’est si facilement fondu dans l’homme économique, c’est qu’il a bien fallu qu’une certaine idéologie l’accompagne. »
Observateur D : « Tu dois parler de cette vision fonctionnaliste de l’homme qu’alimente l’économiste et qui vide bien l’homme de ce qu’il est vraiment, puisque, sous sa plume, il est désormais rendu prévisible dans ses comportements et est, de plus, voué à occuper une fonction précise au sein de cette nouvelle construction des rapports humains que l’on appelle économie. »
Observateur E : « Tout ceci ne serait donc pas neutre. Comme par hasard. »
Observateur A : « A… Attendez, B, C, D et E. Vos propos sont… Effrayants. On va… On fait… Ça vous dit de faire un scrabble ? »