Article 3 – L’entrepreneur et l’économiste – Partie 3 – La main invisible de l’économiste


Par le Philosophe

 

 

Le Philosophe : « Ami lecteur, je te souhaite la bienvenue pour notre troisième discussion consacrée à l’entrepreneur et l’économiste et qui sera comme le début de son dénouement.

Comme tu le vois, nous ne sommes pas seuls aujourd’hui dans la bâtisse puisque nous avons deux invités de marque que je suis ravi de te présenter : tout d’abord, notre très chère chairwoman, Hannah Arendt, nous fait l’honneur de sa présence aujourd’hui. Hannah, je suis ravi de vous présenter notre ami lecteur. Ami lecteur, voici Hannah. Et puis nous sommes aussi ravis d’accueillir en chair et en os aujourd’hui Monsieur Adam Smith. Voilà, voilà, et voici pour les présentations [Tout le monde se serre la main]. Hannah, vous connaissiez bien Adam : Adam, voici la grande Hannah Arendt, philosophe.

 Avant d’entamer notre discussion du jour, permettez-moi de dévoiler à notre ami lecteur que notre entreprise de pensée a bien lieu sous les auspices, non pas d’un, mais bien de deux chairmen qui sont là pour nous éclairer et pour consolider les fondations de nos discussions : la grande Hannah Arendt, qu’on ne présente plus, et le grand Friedrich Nietzsche, qu’on ne présente plus non plus. Voilà, par le plus grand des hasards, la plus stricte des parités a été observée s’agissant de notre board. Également, l’ethnologue pourra deviser autant qu’il voudra et le psychanalyste pourra psychanalyser à l’envi sur ce fait surprenant que L’Entrepreneur et le Philosophe, entreprise de pensée Française, est constituée d’un board 100% Allemand. Ah, ah ! Je vais te le dire : Hannah Arendt et Friedrich Nietzsche sont tout simplement à mes yeux et ont été pour moi les philosophes les plus essentiels qui soient. Ils m’ont tant apporté, et ils sont de plus parfaitement complémentaires. Il a donc été tout naturel pour moi de leur confier la présidence symbolique de notre entreprise de pensée.

 Ayant dit tout cela, revenons, si vous le voulez bien, à nos moutons, en l’occurrence : l’entrepreneur et l’économiste. Avant-hier, nous avons pu mettre en lumière ce cordon ombilical, voire ce lien oedipien qui relie entre eux l’entrepreneur et l’économiste, et hier nous avons passé en revue l’économie classique de l’entrepreneur et les premières définitions qu’ont données les économistes – dont la vôtre Adam – de l’entrepreneur. Et puis enfin, comme vous pouvez le voir, adossée tout le long au grand fauteuil vert chartreuse, j’ai soigneusement disposé cette hache que vous pouvez tous bien observer. Alors, je vous rassure, pas question bien sûr de nous en servir physiquement parlant. Mais, si je l’ai disposé ainsi, c’est pour rappeler que, si toute forme de violence est bien entendu ici parfaitement proscrite car nous agissons tous ici en parfaits gentlemen eh bien, nos idées, elles, se doivent d’être parfaitement tranchantes.

 Nous avons notre entrepreneur qui, là, git au sol sous l’emprise de ce cordon ombilical épais que vous, l’économiste, avez enroulé autour de lui. Alors, pour le sortir de là, notre entrepreneur eh bien, cette hache, il est fort probable que l’on soit amené à s’en servir. Mais, entamons plutôt, si vous le voulez bien donc, notre discussion. »

[Tout le monde s’observe. Regards respectifs significatifs alors que, le temps d’un instant, le silence remplit le salon de toute sa singulière épaisseur].

 

Le Philosophe : « Adam, commençons ensemble, si vous le voulez bien. Vous êtes à bien des égards considéré comme le fondateur des sciences économiques et nous nous sommes mis à jour hier de votre pensée au sujet de l’entrepreneur. Mais, permettez-moi d’avance de vous notifier – en toute courtoisie intellectuelle, cela va de soi – que je ne saurai me montrer tendre envers vous aujourd’hui. Je m’appuie en effet sur les propos que vous avez développés en 1776 dans votre Richesse des nations et qui constituent, selon moi, un vice de conception originel au sein des sciences économiques dont je vous tiens, pardonnez-moi, responsable. »

Adam Smith : « Ma foi… Quel accueil ! Mais oui, certes. Discutons. » 

Le Philosophe : « Puis-je vous demander de bien vouloir nous rappeler le point de départ paradigmatique, charpente de vos conceptions ? »

Adam Smith : « Bien volontiers, le voici. Tendez bien l’oreille : chaque individu ne pense qu’à se donner personnellement une plus grande sûreté et ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions. »

Le Philosophe : « Je… Pardon, pourriez-vous répéter… La dernière phrase ? Je… Je ne l’ai pas bien saisie… »

Adam Smith : « Entendu : comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions. Mais… cela vous fait rire, peut-être, ce que je raconte ? » 

Le Philosophe : « Je… Non, pardonnez-moi, Adam, mais le coup de la main invisible c’est… À chaque fois c’est pareil… Je… C’est trop. Je… [Rires. Rires]. »

Adam Smith : « … »

Le Philosophe : « Non mais, pardon cher Adam, je suis terriblement discourtois. Mais vous parlez de cette main invisible et moi, à chaque fois… Me vient l’image de ce gant… Version XXL, de Mickey Mouse, qui vient délicatement pousser les individus dans le dos et qui… [Rires. Rires. Rires]. »

Adam Smith : « … »

Le Philosophe : « Pardon cher Adam, comme je suis odieux. Mais à chaque fois, la main invisible… À chaque fois, c’est… [Crise de fou rire]. » 

Adam Smith : «Mi… Mickey Mouse. C’est…C’est… C’EST UNE HONTE ! C’EST UNE INFAMIE ! Comment OSEZ-VOUS vous moquer ainsi d’écrits aussi sérieux, je… JE N’EN REVIENS PAS ! Je n’en reviens toujours pas ! Et puis : quelqu’un m’expliquera-t-il qui diable est ce…ce Mickey Mouse ?! Est-ce une souris ? » 

Le Philosophe : « Pardonnez-moi cher Adam, pardonnez-moi. Vous avez tout à fait raison et je reprends mes esprits. Je reprends mes esprits. Et je vais vous répondre point par point. »

Adam Smith : «S’il vous plaît, oui. »

Le Philosophe : « [Le Philosophe a repris ses esprits.]. Vous énonciez, cher Adam, vos thèses il y a plus de 250 ans, en des temps nouveaux et soudainement incroyablement mouvants. En tant que fondateur d’une discipline à ambition scientifique où tout était à conceptualiser, vous ne pouviez à vous seul « faire le tour » de cet immense système de pensée que vous veniez de fonder et que vous cherchiez précisément à ériger en système. Et cette nouvelle réalité économique des choses à décrire était soudain immense : il vous fallait pour l’encapsuler comme une puissance d’ordonnancement, il vous fallait prendre appui sur des « arguments extérieurs ». La main invisible donc, pour que votre système fasse système, précisément. Mais tout de même Adam, et ayant dit cela, pardonnez-moi, mais je ne partage en aucun cas cette vision de l’homme que vous dépeignez là et que je trouve tout à fait déplorable. En premier lieu, si je vous ai bien entendu, vous accolez à l’homme une seule, unique et exclusive de toute autre visée individualiste d’enrichissement personnel. Quelle vision pessimiste et prédatrice du genre humain vous dépeignez là ! Incapable de vouloir, selon vous et par lui-même un intérêt supérieur que le sien.

De quoi hérisser plus d’un poil donc mais, vous savez quoi, ce n’est même pas cet argument qui me met le plus en branle, même s’il doit être souligné et combattu. On peut parfaitement avoir une vision pessimiste de l’homme. Non… Celui qui me met véritablement hors de moi, et cela parce qu’il a eu par la suite une telle portée dans le système de pensée que vous avez fondé, c’est votre vision parfaitement déterministe de l’homme que vous videz de tout libre-arbitre. Quelle vision ! L’homme ne peut, selon vous, être l’auteur de décisions et d’actions éclairées et les accomplir en accord avec une intention qu’il s’est lui-même donnée de réaliser. C’est tout bonnement incroyable cette vision de l’homme que vous érigez là, soit celle de l’homme qui ne peut agir sans le recours et le soutien de cette fameuse main invisible. Alors oui, bien de quoi déclencher fou rire puis colère, cette vision si déplorable d’hommes-automates que vous avez cru bon d’inscrire à la racine de votre science humaine nouvelle.

D’ailleurs, Hannah, il me semble que vous aviez vous-même élaboré en 1958 dans votre Condition de l’homme moderne une réponse à ce thème précis de la main invisible d’Adam Smith ? »

Hannah Arendt : « C’est exact. Le simple fait qu’Adam Smith ait eu besoin d’une « main invisible » pour guider les tractations économiques du marché montre bien que l’activité engagée dans l’échange n’est pas seulement économique et que l’ « homme économique », lorsqu’il fait son apparition sur le marché, est un être agissant qui n’est exclusivement ni producteur ni marchand. »

Le Philosophe : « Bien sûr ! Une main invisible à la fois pour rabattre, pour circonscrire à un périmètre strictement économique une activité humaine qui débordait et déborde le champ économique, et puis une main invisible aussi pour rabattre et pour circonscrire l’homme agissant à « l’homme économique » que vous, Adam, avez voulu parfaitement déterminé et prévisible. Merci pour votre éclairage, Hannah, et ce sont là des thèmes que nous développerons amplement plus tard. »

Adam Smith : « Je… Ce sont mes conceptions. »

Le Philosophe : « Certes. Permettez-moi à présent, afin de vous offrir quelque répit, de tâcher d’élargir le champ de notre propos du jour, qui n’est donc pas Adam Smith et la main invisible, et qui est donc bien l’entrepreneur et l’économiste.

Pour en finir tout d’abord avec la fameuse main invisible, celle-ci a été par la suite maintes fois critiquée avec plus ou moins de véhémence, y compris par des économistes qui vous ont suivi, Adam, certains s’en étant bien distancié. Pourtant, si la main invisible de Smith appartient bien au XVIIIème siècle, les mauvaises graines que le fondateur de cette discipline nouvelle a plantées à sa racine ont continué de germer et de germer encore tout au long des deux siècles-et-demi qui ont suivi. Ainsi, la vision ô combien déterministe et réductrice de l’homme inséparable de la main invisible n’a cessé de rejaillir et d’être prolongée dans les sciences économiques au travers de l’utilisation constante, répétée et architectonique des termes cardinaux suivants : agent économique. »

[Les regards se figent].

 

Le Philosophe : « Oui, l’homme, pour l’économiste, est un : agent économique. C’est le postulat même des sciences économiques, c’est le terme que l’on retrouve en début de chaque manuel d’économie et que se passent les économistes de proche en proche et qui ne doit pas faire l’objet de la moindre remise en question possible : « l’homme, l’agent économique ». L’homme consommateur, l’agent économique qui. L’homme producteur, l’agent économique qui. L’entrepreneur, l’agent économique qui. »

Hannah Arendt : « Oui. C’est le même conformisme, supposant que les hommes n’agissent pas les uns avec les autres mais qu’ils ont entre eux un certain comportement, que l’on trouve à la base de la science moderne de l’économie, née en même temps que la société et devenue avec son outil principal, la statistique, la science sociale par excellence. »  

Le Philosophe : « Tout à fait chère Hannah, vous savez que je ne peux qu’abonder et nous avons d’ailleurs une grande discussion prévue à ce sujet. Mais, pour dire tout ce qu’il y a à dire sur l’« agent économique » – expression qui prolonge donc directement toute la vision idéologisée de l’homme présente dans la main invisible – il y a à mon sens trois éléments qui sont graves dans l’usage, asséné, répété, orienté par les économistes de ce terme pour désigner l’homme :

Le premier terme problématique est bien « agent » car le terme « agent » est déjà imbibé de déterminisme : on n’est « agent » qu’au sein d’un système qui nous encadre, nous oriente et nous détermine. L’agent, c’est cet anonyme, au manteau gris et au chapeau gris, qui est pris au sein d’un tout au sein duquel il doit se fondre, qui le conditionne et le détermine. Au sein de ce tout, l’agent n’est pas tenu d’agir au sens que nous définirons bientôt, son libre-arbitre et son sens de l’initiative sont en trop, sont réduits à la portion congrue car c’est bien la logique de ce tout supérieur qu’est le système qui prévaut. Que l’on songe, pour illustrer l’agent, à l’exemple qui vient immédiatement en tête de l’agent de police et qui, lui, pour les meilleures raisons, est tenu précisément de se fondre dans un système plus grand que lui, qui oriente ses faits et gestes et contraint sa liberté.

Le deuxième terme problématique, c’est bien sûr « économique ». L’homme décrit comme « agent économique » par l’économiste est réduit à sa seule surface économique, à son seul périmètre d’activité économique. Inutile de nous attarder plus longuement ici pour illustrer à quel point cette vision de l’homme est réductrice.

Le troisième terme problématique, c’est celui qui n’apparaît pas et qu’implique le terme « d’agent » : c’est donc le système, soit précisément la construction économique qui a été érigée sur la réalité du monde par l’économiste, échafaudage par échafaudage jusqu’à ce que celle-ci, dans la visée de l’économiste, fusionne avec la réalité du monde. Les sciences économiques sont un système de pensée qui, pour s’imposer, doit être un tant soit peu robuste. L’économiste décrit une réalité faite de marchés, d’agents économiques, d’équilibres, de mécanismes, de flux économiques… Réalité qui n’existait pas ou à peine il y a 250 ans, qui n’était promulguée par aucune discipline de pensée et qui, pour exister de façon convaincante à l’état de « modèle » qui tient sur ses quatre colonnes a besoin de l’agent comme rouage essentiel d’un système de pensée que l’économiste érige peu à peu jusqu’à ce qu’il s’impose. Réduire l’homme à l’agent est nécessaire pour que le système fasse système, pour que l’équilibre de la construction se fasse, chaque agent ayant la fonction précisément de maintenir cette construction en équilibre ; réduire l’homme à l’agent est nécessaire pour que la réalité ainsi modelée convainque puis, peu à peu, déborde sur la réalité, imprime la réalité. Sur le marché des biens décrit par l’économiste, l’homme « agent économique » consommateur s’est, peu à peu et au fil des décennies… fondu dans le consommateur. Sur le marché du travail décrit par l’économiste, l’homme « agent économique » demandeur d’emploi s’est, lui aussi au fil des décennies… fondu dans le travailleur. Et puis, comme point de chute et appréhendé à l’échelle d’une journée, cet homme dont on parle, passant tour à tour du travailleur au consommateur et du consommateur au travailleur, est ainsi bel et bien devenu… L’homme économique.

Et ainsi, le travail de l’économiste a peu à peu fait son œuvre. À mesure que la société s’est de plus en plus fonctionnalisée, la vision déterministe de l’homme initialement promulguée par les sciences économiques au travers de cette main invisible idéologique tenace de l’économiste puis sous-tendue par la suite avec l’agent économique s’est de plus en plus étendue, a de plus en plus… Gagné l’homme à la racine. L’homme, l’homme économique, de plus en plus voué à puisque sa fonction est de. »

[Les regards se chargent].

 

Le Philosophe : « L’homme économique… Ce souhait initial de l’économiste, cette construction érigée de toute pièce et voulue par les sciences économiques – écoutez donc ! – en tant qu’idéal à atteindre. Mais, attendez voir : l’homme économique, un « idéal » déjà atteint ? »

Adam Smith : « Je… À nouveau, le Philosophe, ce sont mes conceptions. »

Le Philosophe : « Tout à fait, cher Adam, tout à fait. Et quant à moi, voyez-vous, cet objet, que vous voyez là, adossé contre le fauteuil. Eh bien cet objet, c’est ma hache. »

 

  [À suivre].

 


Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *