Par le Philosophe
L’heure du dénouement approche. Avant que nous libérions l’entrepreneur de ce cordon ombilical étouffant et partout présent de l’économiste, il nous faut dans un premier temps bien poser des séparations conceptuelles nettes entre d’une part, l’économie, et de l’autre, les sciences économiques. Cette distinction nous mènera tout droit à la caverne de l’économiste.
Qu’est-ce que l’économie ? L’économie correspond à une réalité du monde dans lequel nous vivons, elle est cette organisation spécifique, quoi que dominante, de la société et ce maillage incroyablement dense des relations humaines entre elles, hommes qui sont aujourd’hui reliés les uns aux autres par des liens dits « économiques » : liens transactionnels, liens commerciaux, liens de rémunération, liens monétaires, liens financiers, liens d’intégration, liens d’interdépendance, liens utilitaristes. Nous nommerons dorénavant cette réalité la « sphère de l’économie ».
Ce qu’il est à noter au sujet de l’économie, ce sont deux choses : la première est que nous avons bien défini l’économie comme « une réalité du monde dans lequel nous vivons », c’est-à-dire qu’il en existe évidemment d’autres. Doit-on seulement préciser – mais oui, au vu du point suivant – qu’il existe quantité d’activités humaines et de relations humaines qui échappent à la sphère de l’économie, qui ne sont absolument pas économiques ou de nature économique. Car, s’il est utile de préciser cela, c’est que, point suivant, dans la réalité humaine actuelle, la sphère de l’économie est devenue fondamentalement dominante, pour ne pas dire dévorante.
Dans les activités et relations humaines, dans ce que fait l’homme au jour le jour, l’économie telle que nous l’avons définie est partout présente, envahissante même, elle cherche à s’infiltrer par tous les pores. Il est si rare de pouvoir échapper dans son quotidien à ces mailles économiques denses et même, pire que cela !, il est comme presque si difficile de se penser autrement que comme homo oeconomicus, qu’on en vient presque à oublier que des réalités, que des vita activa alternatives, sont possibles pour l’homme. Notre discussion prévue après-demain avec Hannah Arendt et intitulée « L’avènement de l’homme économique » nous éclairera sur tous ces aspects et nous aurons plus d’une fois l’occasion de sonder en profondeur l’homme économique et de dire ce qui le distingue de l’homme fondamental. C’est-à-dire l’homme tel qu’il était, et tel qu’il demeure dans ses fondations originelles, avant la survenue, puis avant les excroissances de la sphère de l’économie.
L’économie est cette réalité qui est donc devenue dominante pour l’homme au point qu’elle nous colle totalement à la peau et c’est précisément le recul historique qui nous aide à décoller de cette réalité : avant la Première Révolution industrielle, donc il y a seulement 250 ans, soit une portion infime à l’échelle de l’humanité, le maillage économique des relations humaines était considérablement moins dense. On parlait alors tout au plus de proto-économie, et il eût été parfaitement absurde, réducteur même, pour l’homme de se définir en tant qu’« homme économique ». « L’économie : de quelle réalité dominante me parlez-vous là ? », eut pu ainsi clamer l’homme de 1750. Notre chairwoman nous éclairera sur tous ces aspects et sur ce remodelage spectaculaire qu’a connu notre humanité à l’ère de l’homme économique. Remodelage qui a aussi bien sûr été source de quantité d’effets positifs, au premier rang desquels une intégration pacifiée à l’échelle de l’humanité et un rapprochement spectaculaire des hommes entre eux comme jamais auparavant.
Si l’économie est cette réalité palpable, phénoménologique, mesurable, bénéfique ou insidieuse mais toujours est-il absolument manifeste dans laquelle évolue l’homme, les sciences économiques sont quant à elles la discipline de pensée qui a été élaborée pour décrire cette réalité nouvelle.
Pour désigner cette discipline même, on parle d’ailleurs usuellement d’« économie » (on appelle ainsi communément la matière que l’on peut étudier au lycée ou à l’université) mais, précisément, pour que nous puissions nous-mêmes bien dissocier la réalité économique de la discipline de pensée, nous jouerons à dessein le jeu des économistes et garderons l’appellation « sciences économiques » pour décrire cette dernière.
C’est que, à la fondation de la discipline, l’ambition était affichée : la pensée émise, à l’instar de la physique, sera scientifique ou ne sera pas. Comprenons bien l’intention initiale : la pensée émanant des sciences économiques, du fait donc de son ambition scientifique, devait décrire avec exactitude les phénomènes économiques et devait décrire avec exactitude tous les acteurs auteurs de ces phénomènes économiques. C’est-à-dire décrire avec exactitude – une exactitude scientifique – l’homme.
C’est ainsi, qu’au sein des sciences économiques et s’agissant tout d’abord des phénomènes économiques, les premiers concepts ont été élaborés : le marché ; l’offre ; la demande ; l’équilibre ; les différents marchés de biens, de services et de travail ; le commerce extérieur. Puis, à mesure que les liens économiques entre les hommes se sont densifiés, les sciences économiques se sont emparées de phénomènes économiques plus complexes tels que : la monnaie ; l’intérêt –Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, John Maynard Keynes 1936 – ; l’inflation ; l’État et son financement ; la financiarisation des économies ; etc. Cette partie-là des sciences économiques, l’étude donc strictement des phénomènes économiques, ne nous pose, qu’on se le dise bien, aucun problème ! Au grand soulagement de l’économiste, qui ne manquera pas de respirer un bon coup suite à cette annonce. Il y a presque une forme de neutralité honnête et qui vise à tendre vers une certaine forme d’objectivité dans la description que fait l’économiste des phénomènes économiques qu’il observe autour de lui. Laissons-lui cela.
L’économiste précisément, le troisième terme de l’équation, est bien, comme on pouvait s’y attendre, le penseur et le théoricien que l’on trouve derrière les sciences économiques. Si, s’agissant des phénomènes économiques, il reste, dirons-nous, sagement dans son couloir, eh bien force est de constater que l’on ne peut en dire autant au sujet de la vision qu’il dépeint de l’homme.
L’homme dépeint en tant qu’agent économique : nous en avons parlé hier. Cette réduction de l’homme à l’agent économique était, quelque part, inévitable dans l’ambition scientifique démesurée de l’économiste. Si les choses doivent être décrites scientifiquement et donc avec exactitude, c’est que, mécaniquement, elles doivent obéir à des lois qui les rendent en tout temps prévisibles. La pomme tombera toujours à la verticale, nous enseigne la loi de la gravité. Et – et c’est là qu’on se rapproche du cœur de notre sujet – scientifiser l’homme pour le rendre donc parfaitement prévisible c’est, du point de vue de l’économiste, faire exactement la chose suivante : c’est remplacer chez l’homme l’action par le comportement afin de tirer précisément de ces comportements humains des lois qui seront vraies en tout temps.
Le comportement humain : voici un autre mot pour dire déterminisme. L’homme se comporte ainsi, est voué à se comporter ainsi et cela est et restera toujours vrai. L’homme est déterminé à faire telle ou telle chose, à se comporter ainsi.
Concédons certes à l’économiste que, s’agissant de phénomènes économiques particuliers, certaines des lois économiques qu’il a élaborées peuvent prétendre à des formes plus ou moins robustes : les comportements en matière de consommation par exemple, ou d’épargne. C’est que l’homme, s’il peut être auteur de l’action, peut bien sûr aussi tout à fait être auteur de comportements. Et c’est là où s’arrête notre courtoise indulgence envers l’économiste. Car c’est au-delà précisément de cette ligne de démarcation que commence le triple méfait de l’économiste.
Le premier méfait de l’économiste, c’est de ne pas avoir décrit l’homme avec vérité : si l’homme est capable de comportement, dans son fond originel, l’homme est surtout capable d’action. L’action, soit cette inextinguible faculté que possède l’homme de produire du commencement, de produire du neuf, de produire de la novation. L’action, soit cette liberté en actes qui échappe par définition à tout déterminisme puisque l’action c’est, par définition, une novation qui ne peut être prévue, qui est par essence même de l’ordre de l’imprévisible. Imprévisibilité et faculté qui ont donc été totalement occultées par l’économiste dans la vision dépeinte de l’homme.
Le deuxième et le plus grave des méfaits de l’économiste, c’est d’avoir produit, entretenu et véhiculé une vision de l’homme qui est non seulement parcellaire mais qui est en plus réductrice et orientée. Idéologisée : c’est-à-dire porteuse d’une idéologie et d’une vision qui seraient souhaitables – d’après l’économiste. En d’autres termes, ce méfait capital c’est d’avoir produit une vision de l’homme dont le fondement idéologique même est de chercher à réduire entièrement l’homme à sa seule faculté de comportement. De le réduire à sa seule, unidimensionnelle et déterminée surface d’agent économique.
L’économiste a ainsi produit, entretenu, alimenté une vision fondamentalement appauvrie et réductrice de l’homme, une vision qui le vide de toute substance créatrice et agissante. L’homme, selon l’économiste : c’est le consommateur. L’homme, selon l’économiste : c’est le producteur. L’homme, selon l’économiste : c’est l’agent économique.
Maintenant, au sujet de ce méfait, deux questions viennent à l’esprit. La première, c’est quels furent les effets réels et constatés sur l’homme au fil des décennies et au fil des siècles de cette vision réductrice et idéologisée de l’homme entretenue par l’économiste ? L’homme s’est-t-il peu à peu, sciemment et de lui-même, fondu en l’homme économique du fait de changements objectifs imputables à la sphère de l’économie grandissante, ou bien le penseur-en-chef de cette dernière a-t-il joué un rôle plus ou moins important dans ce glissement progressif ? Rappelons ici la portée absolument immense des sciences économiques au sein de l’humanité depuis Adam Smith. L’économiste est le premier penseur que l’homme politique, que le prince consulte depuis lors. Laissons pour l’instant cette question ouverte, et discutons-en avec Hannah la prochaine fois.
La deuxième question qui vient c’est : si l’économiste a dépeint l’homme ainsi, est-ce au service d’un objectif plus large ? Modeler l’homme en l’homme économique, l’économiste l’a-t-il fait par simple passion des modèles théoriques ? L’a-t-il fait au service d’une vision bien plus large et restrictive de l’homme afin précisément de restreindre l’homme, de contenir l’homme, d’enfermer l’homme dans ces fameuses fonctions ? Ou bien l’a-t-il fait au service de lui-même (troisième méfait) ? Là encore, nous laissons ici la question ouverte.
Le troisième et dernier méfait, c’est le méfait de conception que l’on trouve à la racine même des sciences économiques. Les sciences économiques ne sont rien de plus qu’un système de pensée qui a été élaboré de toutes pièces par des premiers penseurs qui cherchaient à ériger autour d’eux un panthéon et en leur nom une école de pensée. Ainsi, si l’économiste a autant distendu la réalité, posant ici et là telle et telle hypothèse abracadabrantesque ou circonscrivant tel et tel à tel ou tel comportement, c’était avant tout au service de lui-même. Au service de cette discipline qu’il venait de créer et qu’il tentait tant bien que mal de faire reposer sur tel et tel modèle qui se devaient absolument de tenir robustement, faute de quoi c’est toute l’entreprise de pensée qui serait rendue invalide. À l’aune d’une telle construction, toutes les pièces utilisées ne devaient être que des rouages qui devaient permettre précisément à l’édifice de tenir, qui devaient permettre à l’économiste de récupérer ainsi tout le prestige nouveau qui lui était donc dû lorsqu’il allait présenter ainsi, et face à une assemblée ébahie, le dit édifice. Hey ! Carte de visite de l’économiste. « « Économiste : théoricien-en-chef du système économique, et penseur-en-chef de tous les hommes qui le font. » « Prenez ma carte, en caractères dorés. Avec du relief. »
Pour que le système de pensée puisse faire système, tout n’était ainsi que rouages. L’homme réduit à comportements prévisibles était rouages. Et, autre terme essentiel dans la terminologie de l’économiste, chaque paramètre et chaque agent devait exactement en ce sens remplir une fonction. La fonction de tel agent économique est de. La fonction de tel autre agent économique est de. Est de, est de… Surtout faire tenir bien droit un système de pensée auquel j’ai surtout, moi l’économiste, assigné l’objectif premier de me légitimer en tant que penseur, et émérites qui plus est ! La hache scintille.
Ne pas poursuivre la recherche de vérité ; produire et se faire le porte-voix d’une vision réductrice, déterministe et fonctionnaliste de l’homme ou, pire encore, qui cherche à l’enfermer, à le restreindre ; faire coïncider élaboration d’un système de pensée avec élaboration de son propre statut de penseur : voici des pratiques de l’économiste qui sont certainement étrangères… À la philosophie.
La philosophie, la discipline de pensée qui prend l’homme tel qu’il est et qui, si la poursuite de la vérité est véritablement sincère, ne peut, par définition, remodeler la réalité et la pétrir artificiellement à d’autres fins que, précisément, la recherche de la vérité.
Par la suite, ce que l’on a pu tendanciellement observer chez les économistes tout au long des deux cent cinquante années de pensée économique, c’est, dirons-nous, un certain découplage entre l’étude des phénomènes économiques et l’étude des hommes avec sans doute une certaine humilité qui a fini par gagner l’économiste, née peut-être elle d’un certain malaise quant à l’inadéquation manifeste entre son ambition scientifique et son sujet d’étude, l’homme, non scientifique. La tentative des néoclassiques de rendre parfaitement scientifique l’économie a justement été considérée par nombre de leurs successeurs comme un échec et, à partir du XXème siècle, l’économiste s’est surtout concentré, pour le plus grand bien de tous, sur l’étude des phénomènes économiques. Mais, dans l’idéologie diffusée, un mal incroyable avait déjà été fait.
L’homme, l’homme, l’homme économique : nous n’allons pas aujourd’hui finaliser notre propos sur l’homme économique universel, mais il en est un, absolument central dans toute cette affaire, que nous n’avons pas évoqué depuis quelque temps. L’entrepreneur.
Parmi tous les « hommes économiques » et parmi tous les « agents économiques » qui ont été décortiqués en long en large et en travers par l’économiste, s’il y en a bien un qui, tout au long de deux cent cinquante années de pensées économiques, a été trituré plus que tous les autres : c’est bien l’entrepreneur. Plus que tout autre homme ou figure économique, l’entrepreneur a été défini de mille et une façons différentes par l’économiste. Nous avons même vu qu’il fut l’un des tout premiers sujets d’étude chez les Classiques, les premiers économistes modernes.
Pourquoi l’entrepreneur est-il, au-delà de l’être de chair et d’os qu’il est, une figure si centrale à l’aune de tout le propos que nous venons de tenir ? Pourquoi est-il cette figure, aux confluences de la philosophie, des sciences économiques et de l’économie, si essentielle à l’aune de tout notre propos sur l’homme économique et de toute l’idéologie que charrie précisément cette vision de l’homme entretenue par l’économiste ?
L’entrepreneur est pour nous essentiel car il est cette figure économique humainement incarnée, sur laquelle se sont le plus penchés les économistes et qui illustre de la façon la plus éclatante l’échec des économistes dans leur projet de décrire l’homme de la façon dont ils ont tenté de le décrire.
Nous l’avons vu ensemble : pour Richard Cantillon, l’entrepreneur, le tout premier des « hommes économiques », est le garant de l’équilibre économique. Pour Adam Smith, l’entrepreneur est le capitaliste. Pour Jean-Baptiste Say, l’entrepreneur est le gérant de l’entreprise. Puis, au XXème siècle avec les trois grands économistes de l’entrepreneur, pour Joseph Schumpeter l’entrepreneur est X (que je ne dévoile pas pour l’instant, X étant bien différent des autres définitions données). Puis pour Frank Knight, l’entrepreneur est Y. Pour Israel Kirzner, l’entrepreneur est Z. Pour respectivement tous ces économistes, la fonction de l’entrepreneur est de a, b, c, d, e, f. Tous les économistes, tous ces économistes ont essayé de fonctionnaliser l’entrepreneur. Tous ont tâché de le définir. Tous, en faisant cela, se sont efforcés de le réduire : à une fameuse « fonction » ; à une surface économique unidimensionnelle ; à une entité humaine prévisible.
Mais, après deux cents cinquante années de pensée et autant d’efforts déployés à chercher à réduire un homme à une entité prévisible, eh bien force est de constater ce que le déroulé des faits nous donne le plus simplement du monde à constater : c’est que l’entrepreneur ne saurait tout simplement pas être réduit. C’est bien simple : l’entrepreneur échappe systématiquement à toute tentative de le réduire en des termes parfaitement figés et fonctionnalistes, termes à l’aide desquels l’économiste cherche tant à le rendre aussi prévisible.
Respire, l’entrepreneur ! Respire ! Nous venons de porter le premier coup de hache. Respire !
L’entrepreneur échappe à toutes ces tentatives de le figer en des termes qui veulent le rendre parfaitement prévisible en vertu même de ce que nous avons dit tout à l’heure : car il est tout naturellement une figure de l’action. C’est ainsi que nous le définirons, en des termes philosophiques donc et à partir, plus spécifiquement, d’une terminologie issue de la philosophie de l’action. Nous y consacrerons plusieurs discussions. En tant que figure de l’action, l’entrepreneur est par définition cette irréductible liberté en actes qui, par définition, ne saurait être réduite et exprimée en des termes prévisibles. Ce sont les économistes qui, par leurs échecs successifs, nous en offrent, et sur un plateau, la plus belle des démonstrations : là où l’action humaine commence, est là où prend fin le travail de l’économiste.
Astreins-toi aux phénomènes économiques, l’économiste ! Astreins-y toi ! Tout le monde s’en portera mieux.
Découlant de cela, arrive ce point tout à fait crucial : si l’entrepreneur est cet homme qui est le cheval de Troie au sein de la forteresse de l’économiste, alors il est bien sûr on ne peut plus aisé d’étendre ce que contient d’homme l’entrepreneur à tous les hommes « agents économiques » « étudiés », réduits, rendus prévisibles par l’économiste selon ses axiomes pour montrer que rien de tout cela ne tient en réalité la route et pour que s’effondre sur elle-même la construction, la forteresse de pailles « étude scientifique des hommes » de l’économiste. Qu’ont en commun l’entrepreneur et tous les hommes décrits en tant qu’« hommes économiques » par ce cher économiste ? La capacité d’action, pardi ! Soit ce fond inextinguible de liberté, cette capacité de créer des commencements parfaitement imprévisibles que possède tout homme en son sein. Nous en reparlerons lorsque nous consacrerons une discussion entière au miracle de l’action.
Ah, si seulement, pour le salut de l’économiste… Si seulement l’entrepreneur était uniquement un « agent économique » comme les autres. Si seulement… Il aurait pris sa perte, l’économiste, et serait rentré chez lui juste un peu déboussolé, comme groggy. Mais… Alors que, face au visage de l’économiste décomposé par l’effroi, se tendent nos bras vers le ciel pour asséner le deuxième coup de hache, nous lui rappelons en cet instant suspendu que l’entrepreneur n’est pas un simple rouage dans sa discipline qu’il pourrait décider de retirer, en prenant sa perte. Non… Qu’il doit lui être inconfortable à l’économiste qu’une figure… qui lui échappe autant… soit aussi architectonique pour lui… jusqu’à constituer les fondations mêmes… sur lesquelles il a bâti sa discipline. Quel inconfort… Tremble l’économiste, tremble ! Et, avant cela, écoute donc.
Pour Richard Cantillon, le tout premier économiste de l’entrepreneur, dès ses tout premiers termes : l’entrepreneur est le garant de l’équilibre économique. « Le garant de l’économiste » pourrions-nous avancer. Pour Joseph Schumpeter, le plus grand économiste de l’entrepreneur, l’entrepreneur est à l’origine même de l’évolution économique (d dévoilée). C’est faire énormément reposer sur une figure humaine incarnée qui invalide par son seul déploiement les lois humaines auxquelles prétendent les sciences économiques. Mais ce n’est pas tout.
Nous avons dit que l’économiste a cherché à s’octroyer la parenté de l’entrepreneur, que l’entrepreneur serait pour lui quelque part la création de l’économiste puisque c’est l’économiste, et seulement lui par la suite, qui s’en est entièrement emparé. Ce serait avoir une mauvaise lecture chronologique du déroulé des événements… Et confondre la cause avec l’effet.
L’action créatrice de l’entrepreneur a précédé l’économiste. C’est sous l’effet de ce qu’a soulevé et créé l’entrepreneur que l’économiste a trouvé ses premiers contours et sa toute première matière : que l’économiste est né. L’économiste est la création collatérale de l’entrepreneur. L’économiste et les sciences économiques qu’il a élaborées sont l’effet de l’action initiale féconde de l’entrepreneur. Il n’y aurait pas eu de sciences économiques et d’économiste sans l’entrepreneur. Les tout premiers entrepreneurs sont apparus et c’est dans leur sillon que les économistes sont nés et se sont auto-baptisés en tant que penseurs et, même mieux que cela, en tant que penseurs de l’entrepreneur. Il n’y aurait pas eu de naissance de l’économiste au sens moderne du terme si l’entrepreneur n’avait pas fait son apparition soudaine, donnant ainsi non seulement toute sa matière à l’économiste mais également tous ses contours. Ses fondations mêmes.
Le fait historique absolument marquant et bouleversant au sens propre du terme à l’aune de tout notre propos et de tout ce qui a suivi, c’est l’apparition à la seconde moitié du XVIIIème siècle des premiers entrepreneurs. Un événement…. À la hauteur et au caractère aussi fortuit et soudain que l’apparition des dinosaures, pourrions-nous presque dire avec amusement (car c’est amusant). Les conditions spécifiques de la Révolution Industrielle, l’entrée de l’humanité dans l’époque moderne, les grandes découvertes, les inventions de cette époque étroitement liées aux sources d’énergie nouvelles, la formation des premiers États-Nations, la révolution des transports, l’apparition ainsi des premiers marchés géographiques d’envergure, cette capacité de novation partout stimulée : tous ces facteurs ont été aux confluences mêmes de ce fait singulièrement et absolument historique qu’a été l’apparition des premiers entrepreneurs.
L’apparition des premiers économistes modernes, cela est aussi historiquement daté. Le premier d’entre eux s’était même donné le projet, en 1776, de se pencher sur les causes soudaines de cette nouvelle richesse des nations. Mais alors, de quelle parenté peut se targuer l’économiste au sujet de l’entrepreneur, de quelle autorité parentale et tutélaire peut se prévaloir l’économiste au sujet de l’entrepreneur qui serait, d’après ses dires, son jouet et sa création, si en réalité le lien de parenté est bien… Inversé.
De quelle autorité parentale et tutélaire peut se prévaloir l’économiste qui connaîtrait si bien cet entrepreneur qu’il a lui-même enfanté si en réalité l’économiste est bien… Le fils de l’entrepreneur. Le fils plein de candeur, aux joues rouges et dont toute la prétention d’autorité parentale s’effondre de ce fait même instantanément sur elle-même. Une seconde fois. L’économiste ne peut conceptuellement entourer un homme – ici une identité créatrice et agissante, c’est-à-dire l’entrepreneur, c’est-à-dire le « premier des hommes économiques » -… dont il est issu.
Et, c’est sous cette révélation qui n’a rien à envier à celle de l’Episode V de Star Wars que craquèle de l’intérieur l’économiste : « quoi l’homme d’action libre, la plus libre des figures économiques au sein d’un système d’hommes que je cherchais à réduire, était à l’origine de tout cela. Je… Je lui dois mon existence. Je… Non… Toute ma construction… Toutes mes hypothèses… L’agent économique…. Je… Nooooooaaaaaaaan »
TCHAK !
[Un rayon de soleil traverse soudain la fenêtre murale de la bâtisse]
Respire, l’entrepreneur ! Respire ! C’est fini. C’en est fini pour toi d’être la chose, d’être l’objet d’étude et encore moins la création de l’économiste !
Respire, l’entrepreneur ! Respire ! C’en est fini pour toi d’être enchaîné à la théorie de « l’agent économique », d’être fonctionnalisé et que l’on s’acharne autant à essayer de te rendre prévisible. C’en est fini, l’entrepreneur. Contemple avec douceur ce rayon de soleil. Voici ta liberté rendue. Respire, l’entrepreneur ! Respire. Tiens, voici un verre d’eau.
Maintenant que tu es libre, voyons voir quels bienfaits pourraient avoir pour toi la philosophie. Une chose est certaine : tu en seras le seul juge.