Par le Philosophe et l’Entrepreneur
Ami lecteur, bienvenue en ce mercredi matin dans la bâtisse. Bien remis de notre discussion de la veille ? Tu as vu : si hier les nuages s’amoncelaient au-dessus de notre bâtisse, aujourd’hui il fait grand beau ! Ah, la hache… Il fallait bien que l’on s’en serve pour libérer l’entrepreneur, et pour gagner nous-mêmes quelques bons premiers galons en liberté de pensée. Même si c’était coupant. Tiens, voici une tasse revigorante. Je nous ai préparé du café.
À présent que nous avons sorti l’entrepreneur de la tutelle intellectuelle de l’économiste, nous allons pouvoir marcher bien plus libres, avant de pouvoir pénétrer des terres qui sont bien plus vastes. Nous resterons encore en effet quelque temps sur les terres des économistes, mais cette fois-ci bien munis de notre regard le plus critique. C’est que, comme je te l’ai dit, à partir du XXème siècle avec les trois grands économistes de l’entrepreneur, la littérature au sujet de l’entrepreneur s’est beaucoup enrichie. Et il nous faudra l’avoir bien emmagasiné pour aboutir à notre point de départ théorique à nous, philosophique celui-là. Beaucoup de ce qu’aura à nous dire l’économiste, s’il passe notre examen critique et si on le rebascule dans le système de pensée que nous élaborerons, pourra être tout à fait pertinent. Ce ne sont donc pas que des visites de courtoisie que nous rendrons aux économistes hétérodoxes, et cela d’autant plus que Joseph Schumpeter et Frank Knight ont bien largement débordé le cadre des sciences économiques. Et justement, avant que se tienne notre première rencontre avec ce cher Joseph, j’ai voulu que l’on s’intéresse pour la dernière fois à l’économiste de l’ère pré-Schumpeter car j’ai pensé que cela serait une bonne occasion de te présenter quelqu’un. Qui ne devrait plus trop tarder. Il va bientôt nous rejoindre.
Qui est donc notre économiste du jour ? Comme tu le vois, le livre que j’ai entre les mains porte le doux nom barbare de Capital and Interest, et il est signé d’un certain Eugen von Böhm-Bawerk. Un Autrichien. Nous suivons encore de près le fil linéaire de la pensée économique puisque nous sommes en 1890. Nous sommes même bien très précisément à l’étape n-1 avant Joseph, puisque Eugen ne fut autre que le professeur de Joseph. Ce qu’il a à nous dire ne peut donc que nous intéresser, permets-moi donc de tâcher de résumer sa pensée en deux petites minutes. Le temps que notre invité arrive.
Là où Böhm-Bawerk nous intéresse fort, c’est qu’il est le premier économiste à avoir introduit la notion de temps dans l’analyse du processus de production entrepreneurial. Il définit tout d’abord l’entrepreneur comme celui qui est apte à formuler des anticipations sur les préférences des consommateurs et sur les combinaisons de production qui sont nécessaires : la combinaison de telle matière première avec tel lieu de production permettrait par exemple de créer tel produit X, produit auquel l’entrepreneur associe une demande à partir d’anticipations de consommation qu’il formule. Bien. De plus, Böhm-Bawerk distingue bien, lui aussi, le capitaliste de l’entrepreneur en affirmant que ce dernier élabore la stratégie de son entreprise, réagit à son environnement et détermine les moyens de production qu’il va utiliser. En cela, il est donc aligné avec Jean-Baptiste Say.
Mais voici que vient l’apport essentiel d’Eugen : l’acte de production, affirme-t-il, ne se réduit pas à un moment précis dans le temps mais s’inscrit bien dans une temporalité longue. Il découle du délai que nécessite la production de biens un coût d’opportunité qu’il appelle : le détour de production. Le « détour de production » de Böhm-Bawerk : hyper connu ça, chez les économistes. Et le coût d’opportunité associé à ce détour de production, cela signifie que des capitaux ont été engagés, que la production est en cours et, qu’entre le moment où la production a été lancée et le moment où elle arrive entre les mains du consommateur, il peut se passer beaucoup de choses. Face à cette incertitude, l’entrepreneur de Böhm-Bawerk formule des anticipations et fait des calculs probabilistes. Voici ce qu’écrit Böhm-Bawerk :
« Quand bien même il ne participe pas personnellement à l’effort de production, il y contribue néanmoins par une certaine quantité de trouble personnel sous forme d’une super intendance intellectuelle – par exemple dans la planification de l’activité ou au moins par l’acte de volonté selon lequel il dédie ses moyens de production à une entreprise particulière ».
Et enfin, pourquoi le long délai qui s’écoule entre le début de la production et l’arrivée des biens sur le marché est-il source d’incertitudes ? Car, nous explique Eugen :
« Les désirs peuvent changer ; les relations entre les désirs et leurs provisions peuvent changer ; et, non moins important, la connaissance de ces relations peut changer ».
La connaissance des désirs du consommateur qu’a l’entrepreneur peut changer et… Ah ! En parlant du loup, le voici justement qui nous rejoint.
Le Philosophe : « Salut, l’Entrepreneur ! Alors, ça va bien ? Tu as vu ce soleil ? Nous étions précisément en pleine discussion sur ce que raconte Eugen von Böhm-Bawerk avec notre ami le lecteur, que je suis ravi de te présenter. Ami lecteur, voici l’Entrepreneur. L’Entrepreneur, voici notre ami le lecteur. »
L’Entrepreneur : « Enchanté ! Ça va, ça se passe bien jusqu’à présent ces sessions ? Il est pas trop professoral, le Philosophe ? »
Le Philosophe : « Penses-tu ! Nous sommes en plein dans les économistes. Nous venons justement à peine de te libérer de leur joug, toi et tes collègues entrepreneurs. »
L’Entrepreneur : « Sympa. Merci. »
Le Philosophe : « Et nous étions même donc en plein dans le détour de production d’Eugen von Böhm-Bawerk, et je sais que ce qu’il dit te plait bien. Tu te souviens, sa phrase sur la super intendance intellectuelle ? »
L’Entrepreneur : « Oui. Oui… C’est une phrase charmante. »
Le Philosophe : « Je te la relis et puis comme ça tu pourras nous dire ce que tu en penses, depuis ton point de vue à toi d’entrepreneur. Nous pourrons ainsi vérifier toute sa véracité « depuis l’intérieur » puisque c’est toi, de nous deux, l’entrepreneur. Alors, il dit : « Quand bien même il ne participe pas personnellement à l’effort de production, il y contribue néanmoins par une certaine quantité de trouble personnel sous forme d’une super intendance intellectuelle – par exemple dans la planification de l’activité ou au moins par l’acte de volonté selon lequel il dédie ses moyens de production à une entreprise particulière ».
L’Entrepreneur : « Eh eh. Oui, c’est cette phrase-là. C’est rigolo ce qu’il dit sur la « super intendance intellectuelle » : appliqué à moi, cela me donnerait presque un air important. Mais, blague à part, je peux te dire à partir de mon expérience personnelle que c’est exactement ça. Moi, comme tu le sais, les Kramas, ce n’est pas moi qui les tisse. Je serais d’ailleurs, penses-tu, parfaitement incapable de tisser le moindre Krama au vu de l’extraordinaire adresse que cela requière. D’où mon immense et respectueuse admiration pour chacune des tisserandes avec lesquelles nous travaillons.
Je ne participe donc effectivement en aucun cas « personnellement à l’effort de production ». En revanche, je travaille de la façon la plus étroite possible avec tous nos ateliers partenaires au Cambodge. C’est même l’une de mes plus grandes joies d’entrepreneur, car c’est humainement si riche. Cela se fait au travers de tous nos échanges par mails, par visio, ou quand je me rends sur place. Nos ateliers partenaires aussi, je les mets constamment en relation : avec tel atelier nous produisons telle collection, tel autre atelier ce sont les packagings en feuille de palmier, ici ce sont les logos, etc. Et donc, oui : viser ensemble la plus grande rigueur possible afin que tout se passe aussi bien que possible et de façon aussi fluide que possible afin que l’on puisse bien respecter le calendrier requiert bien, pour ma part, de ma part et comme dirait Eugen, une « certaine quantité de trouble personnel » – tu me vois donc afficher un grand sourire en évoquant cela !
Je dois forcément penser à tout, anticiper tout le temps et agir constamment de façon à ce que tout se passe au mieux. Cela est ma charge à moi, mon « trouble personnel » à moi, mais, c’est surtout pour moi que de la joie. D’endosser cela, afin que l’on puisse créer cela. De mettre, si je puis dire, collectivement en mouvement en vue d’un bien supérieur et d’un projet ô combien enthousiasmant. Et puis, il a vu juste le Eugen dans ces dires s’appliquant à moi : je fais cela, cela se confond totalement avec l’un des aspects de ce que je fais, cela est moi et je ne saurai pas être autrement. Donc, tout ça pour dire que, pas à un seul moment je vis le « trouble personnel de l’entrepreneur » ainsi décrit comme un sacerdoce. »
Le Philosophe : « Thèse vérifiée, donc. Et je ne peux que confirmer cette maladresse manuelle certaine qui te caractérise, l’Entrepreneur… Et que je partage aussi. Et le détour de production, alors ? »
L’Entrepreneur : « Le détour de production, bien sûr : c’est le temps que nécessite la production auquel s’ajoute le transport. L’expression est belle car c’est un détour qui prend bien quelques bons mois entre le moment où je passe commande auprès de l’un de nos ateliers partenaires et le moment où tout arrive ici. Et oui : comme dirait Eugen, je « formule des anticipations » sur la demande et, en faisant cela, je fais donc constamment des micro-paris sur « les désirs » des consommateurs.
Bon, dans le cas de collections pour lesquelles nous avons d’année en année une demande à peu près prévisible, et donc un historique, le coût d’opportunité – en temps, capitaux injectés et sollicitation de nos ateliers pour produire ce produit-ci et non pas un autre – est relativement faible. Je sais notamment que, dans ce cas précis, je ne pourrai pas mieux employer nos capitaux d’investissement. Je te parle par exemple de notre collection best-seller des Kramas Chauds. Mais dans le cas de nouveaux lancements, alors là, oui, j’en formule à toute berzingue des anticipations. J’essaye du mieux que je peux d’arrimer à la collection en question la connaissance tâtonnante d’un désir du consommateur que je ne peux rien faire d’autre que conjecturer et, cela, s’agissant d’un produit totalement nouveau qui se présentera à lui que dans six mois ! Donc oui, tout cela nécessite de la réflexion en amont afin de tâcher de se tromper le moins possible. Pour te dire, j’ai même fait exactement cet exercice de réflexion et d’anticipation il y a tout pile un mois pour trois nouvelles collections qui devraient arriver d’ici la fin de l’année, dont nos tout nouveaux Kramas Doux. »
Le Philosophe : « C’est toujours un plaisir de tester la solidité d’une théorie sur toi. Tu es mon cobaye préféré, ma plus belle souris de laboratoire ! Dernière chose pour aujourd’hui : j’essayais de faire comprendre à notre ami lecteur hier à quel point l’expression d’ «agent économique » utilisée par l’économiste pour te désigner était malheureuse. À partir de ton ressenti intérieur, peux-tu nous expliquer pourquoi ? Je sais bien que nous sommes alignés sur le sujet, puisque nous en avons déjà longuement parlé ensemble. »
L’Entrepreneur : « Déjà, l’économiste, je ne veux pas être pensé par lui. Ou par lui seulement comme un penseur secondaire qui, ici et là comme Eugen, apporte quelques briques utiles et qui peuvent être intéressantes. Mais être décortiqué comme la chose de l’économiste : non, non et non. Il est beaucoup trop enfermant, comme penseur, l’économiste.
« Agent économique » : je vais te le dire tout simplement, cette expression me révulse. Un agent économique ! Un « agent » tout d’abord, soit quoi ? L’exécutant et le bras armé d’une volonté supérieure, d’un système, au sein d’un système ? Au sein, qui plus est, d’un système de pensée en tout point réducteur ? « Agent » : soit une personne dotée d’une liberté de basse tonalité ? Je vais te le dire, le Philosophe : j’ai beau certes avoir une certaine « quantité de trouble personnel » avec laquelle je compose, il n’en reste pas moins que cette quantité de trouble personnel, c’est moi et moi seul qui me la suis donnée. Et cela, à partir de ma liberté d’entrepreneur qui, je te l’assure, est bien totale et entière. Je suis le propre créateur des contraintes avec lesquelles je compose car c’est tout simplement moi qui ai décidé de me les donner. Où apparaît donc ma liberté d’entrepreneur dans cette expression d’« agent » qui suinte de toute part une liberté qui ne serait autre que bornée ? Nulle part. Je te le dis : il est à côté de la plaque, l’économiste, car je ne me reconnais nulle part dans la définition qu’il donne de l’entrepreneur. »
Le Philosophe : « Bien ce que je dis. À côté de la plaque, l’économiste. »
L’Entrepreneur : « Typiquement, ce qu’écrit Böhm-Bawerk au sujet du détour de production. C’est intéressant, et je t’ai dit que, prise de façon isolée, je me reconnais dans cette brique d’explication. Sauf que voici comment il formule les choses, Eugen l’économiste : la fonction de l’entrepreneur est d’endosser la charge du détour de production et puis… Et puis, point final. Rideau. Me voici donc résumé : l’entrepreneur existe pour assumer la fonction et la charge du détour de production afin que, que sais-je, les marchés puissent fonctionner correctement. Infiniment réducteur, puisqu’il cherche à me réduire là à une seule des parties de ce que je fais. Parmi tant d’autres. Donc : ok pour décortiquer quand ça se présente quelques briques que nous donne l’économiste comme nous le faisons ici. Mais en faisant toujours attention à l’angle duquel cela vient, et en restant toujours bien critiques. »
Le Philosophe : « C’est ce que nous faisons. »
L’Entrepreneur : « Ensuite, il y a un deuxième terme problématique dans l’expression d’agent économique : c’est « économique ». Car ce terme sous-entend que les contours de mon action sont uniquement économiques. Or, non : mon action est aussi culturelle, sociale, inter-est en ce qu’elle est créatrice de liens entre les hommes, puis elle est créatrice de confiance, par exemple. Mon action est aussi économique, certes : les termes de mes échanges sont aussi économiques et j’agis également dans le champ de l’économie au travers de l’entreprise que j’ai créée. Mais, donner à mon action d’entrepreneur une coloration qui serait de façon unidimensionnelle qu’économique, c’est tout simplement manquer qui je suis et ce que je fais réellement et concrètement en tant qu’entrepreneur. Cela serait bien pauvre en matière de description. Pas de quoi rassasier ici celui qui serait en recherche de vérité. Donc, cette hache dont tu as fait usage hier, oui : il était temps. Je ne peux tout simplement pas être l’objet d’étude de l’économiste ne serait-ce que parce que les termes qu’il emploie sont bien trop étroits et que je ne me retrouve pas dans sa logique générale, dans son système de pensée. »
Le Philosophe : « Alors, charge nous incombe, chère souris de laboratoire, de tâcher de forger les bons termes. Et seulement alors tu pourras nous dire ce que tu en penseras. »
L’Entrepreneur : « Eh bien, avec grand plaisir, cher savant fou de laboratoire. Tiens moi au courant de vos avancées donc, et à tantôt ! »