L’homme est le créateur – Partie 2 – Le totem de rationalité


Partie 2 – Le totem de rationalité

Par l’Entrepreneur

 

 L’homme en devenir a maintenant 7 ans. Le voici doté d’une conscience de lui-même parfaitement bien formée et avec elle de nouveaux moyens, intellectuels ceux-là, d’affirmation de son être. Alors qu’il était il y a peu en bas-âge, voilà que son intellect s’est rapidement développé, et, avec lui, c’est sa raison et la part rationnelle en lui qui ont fait leur apparition. De façon parallèle, la part artistique créatrice en lui continue de s’affirmer et de s’affiner : la première version de l’homme continue de jouer, de faire naître mille mondes imaginaires et ses gribouillages sont devenus des dessins plus élaborés.

 Mais, inévitablement, l’apparition de la raison est pour l’homme créateur le moment de bascule, tout du moins théorique, d’un âge d’or vers un âge d’argent de la création. Pourquoi ? Car on se doute bien que tout ce qui a trait à la création, à l’imaginaire, c’est bien de l’ordre de l’irrationnel, voire même de la parfaite irrationalité. Pourquoi en réponse à l’invasion des extra-terrestres, les power rangers feraient tel pouvoir ? Pourquoi à tel moment ? Où est la logique là-dedans ? Pourquoi le gribouillage ressemble à cela, précisément à cela et pas à autre chose ? Nous voguons ici en pleines terres irrationnelles de l’imaginaire, soit ce qui ne peut s’expliquer rationnellement, par la raison. Et donc, là où le rationnel fait son apparition et s’étoffe, c’est là où l’irrationnel, et donc l’homme créateur, se retrouvent relégués.

 Pourquoi la bascule que nous décrivons ici d’un âge d’or de la création à un âge inférieur est-elle seulement théorique, c’est-à-dire non totalement déterminante pour notre propos du jour ? Car ce ne serait qu’un exercice théorique et purement spéculatif de penser que l’homme pourrait atteindre son plein état d’affirmation créatrice et sa plus haute forme d’aboutissement artistique en demeurant un être purement irrationnel, c’est-à-dire non doté de raison. Je dis bien « théorique » car, cela va de soi, il n’existe tout simplement pas d’homme, préhistorique ou moderne, qui ne se soit retrouvé doté de raison. La raison soudain apparaît, et l’homme advient, dans une deuxième étape de sa vie proche de la naissance, également en tant qu’être rationnel. Même dans les temps les plus immémoriaux de l’humanité, lorsque la raison chez l’homme était l’embryon de ce qu’elle est aujourd’hui, on ne peut trouver d’exemples d’homme resté dans sa seule irrationalité, donc on ne saurait tout simplement appréhender le potentiel créateur d’un être parfaitement irrationnel. Même le bon sauvage de  Rousseau, ce grand domesticateur de l’homme, a sa logique interne portée vers l’instinct de survie, il a sa propre rationalité.

 Au contraire, et nous allons bien devoir y consacrer une session avec le Philosophe tant ce sujet est passionnant, rationalité et irrationalité s’alimentent l’une l’autre et se complètent parfaitement car la création, irrationnelle donc, a besoin de la raison pour se structurer, pour s’exprimer, voire même pour se canaliser. Pensons par exemple à un Tolstoï dont le Guerre et Paix suit une trame parfaitement structurée, précise, ciselée, historique, le tout avec une plume au plus près des canons lexicaux et grammaticaux en vigueur. Que de rationalité déployée, et pourtant, bien sûr, quelle œuvre, quelle création ! Pensons à l’inverse à Tolkien, qui lui a créé toute une langue imaginaire, l’Elfique, mais avec sa rationalité interne propre, pour dire son récit. Créer une rationalité, cela est incroyable ! Pensons enfin, à l’opposé de Tolstoï, à Kandinsky, dont l’art figuratif semble obéir, en tout ou partie, aux puissantes pulsions déchaînées de l’irrationalité. Mais une œuvre, même figurative, que l’on fait rentrer dans un cadre géométriquement bien défini et à laquelle on alloue un temps imparti, est-elle si irrationnelle que cela ? Kandinsky a-t-il dû, ou pu, mettre sa raison en sommeil pour créer ce qu’il a créé ?

 Une fois de plus : c’est un sujet passionnant, l’articulation entre rationalité et irrationalité dans la création, mais nous n’allons pas le traiter aujourd’hui ou nous allons trop dévier de notre cap. Ce que l’on peut en revanche affirmer avec certitude c’est que, et Tolstoï, et Tolkien, et Kandinsky étaient des hommes parfaitement rationnels – au sens où ils étaient évidemment dotés de raison – et, ainsi, l’apparition de la raison ne signifie qu’une bascule théorique dans un âge inférieur de la création. Quels grands créateurs que ces hommes rationnels-ci ! En réalité, avec l’apparition de la raison, l’homme se retrouve doté pour pouvoir pleinement affirmer son être créateur, tout du moins en pouvant donc désormais le structurer et l’exprimer. Il nous fallait néanmoins, si l’on veut bien retracer le chemin de l’homme créateur, évoquer cet événement absolument structurant et fondamental qu’est l’apparition de la raison. Elle advient chez nous tous comme un événement parfaitement naturel qu’il n’est finalement pas si utile que cela de remuer davantage tant il s’impose à nous.

 L’homme en devenir se retrouve désormais doté de deux facultés primordiales. Elles peuvent se compléter ou se concurrencer et le deuxième point de départ dans la trajectoire de l’homme créateur c’est celui d’une faculté de créer qui compose désormais avec la raison. Subordonnée à la raison, ou est-ce l’inverse ? Là est la passionnante question ! L’homme créateur prend en son sein conscience de ce changement de paradigme, sa raison venant désormais constamment chuchoter à l’oreille de son impulsion créatrice. Que lui dit-elle ? L’encourage-t-elle en l’aidant à élaborer sa trame et son plan, ou la refrène-t-elle ? Ce que l’on peut dire à ce stade, c’est que le fait que l’homme créateur ait connu avant cela et durant quelques années un premier âge d’or avec une faculté de créer parfaitement souveraine le façonnera à vie. La nature rationnelle de l’homme n’est que sa seconde nature par ordre d’apparition. Elle n’est donc pas sa nature la plus primordiale.

 

     

 Continuons. La réelle bascule dans un âge bien inférieur de la création pour l’homme créateur a lieu lorsque la sphère sociale elle aussi apparaît pour la première fois à l’individu et se met peu à peu, puis de plus en plus, à rogner sur qui il est et sur ce qui fait sa singularité, c’est-à-dire son essence de créateur. La sphère sociale, contrairement à la raison, est bien quelque chose qui vient de l’extérieur et nous y avons déjà consacré une session entière. Elle est donc une ingérence, un élément qui vient infléchir la construction interne et organique de l’homme en vue de le façonner. Homme qui compose donc désormais avec la part irrationnelle et la part rationnelle en lui, en pleine recherche interne des bons équilibres. Et, là où tout cela s’imbrique et là où l’homme créateur voit apparaître pour la toute première fois le totem de rationalité sur son chemin, c’est lorsque la sphère sociale dans son ingérence fait ceci : décréter l’élévation même de la part rationnelle de l’homme en seule identité, seule valeur et seul avenir souhaitables. Commencer à façonner l’homme en vue de devenir l’homme parfaitement rationnel, c’est-à-dire entièrement débarrassé de son irrationalité non souhaitable. Faire de la raison un dogme pour l’homme et faire de la rationalité son totem.

 Car c’est une chose bien différente de dire : la part rationnelle de l’homme apparaît organiquement, de l’intérieur, pour venir créer un équilibre chimique avec sa part irrationnelle, un état de complétude qui pourra lui permettre d’exprimer librement, s’il ne s’en remettait qu’à lui-même, aussi bien l’une que l’autre ; que de dire : est imposée à l’homme de l’extérieur la vision selon laquelle, désormais, c’est la part rationnelle en lui qui doit devenir archi-dominante, c’est elle seule qui doit à présent être développée, et c’est du côté de la part rationnelle que se trouve la valeur, la part créatrice irrationnelle se trouvant elle dévaluée et rejetée. Ce sont des mondes entiers, des univers, des infinités qui viennent se jouer dans cette évaluation-là qui est faite.

 

 Ce glissement, qui commence peu à peu à se produire pendant l’éveil éducatif puis l’école primaire, puis qui va en s’intensifiant et s’intensifiant encore pendant le collège puis le lycée ; ce glissement n’est évidemment pas le fait de l’enfant en tant qu’acte de volonté. Ce dernier ne peut donc que vivre cet arrachement à sa condition originelle de créateur qui lui est imposé avec douleur, perplexité et incompréhension, et ce sans pouvoir comprendre ou remettre en question la logique de ce qui lui apparaît déjà comme un invincible système extérieur auquel il ne peut se soustraire. La faute des jeunes parents ? Nous n’irons pas dans cette direction, eux qui galèrent suffisamment avec les couches et les nuits amputées. La perpétuation par les parents au travers de cette forme d’éducation – laquelle s’impose presque aussi à eux comme seule et unique possibilité pour l’homme en devenir, dirons-nous pour les épargner, et parce que nous sommes gentils – d’une conception très précise de l’homme : là est la direction où nous allons. Tels des hordiers, nous remonderons jusqu’à la source du vent. Toujours est-il que le moment que nous venons de décrire il y a un instant et cette prise de conscience-là sont la première morsure de l’homme créateur. Même s’il a été ingéré il y a bien longtemps avant que le souvenir ne devienne le souvenir, ce moment précis ne doit pas être sous-estimé à un seul instant, en tant que premier traumatisme et première déchirure de l’homme créateur. L’abandon à marche forcée de sa première nature est vécu comme une insoutenable dépossession.

 

 La rationalité érigée comme dogme c’est, très concrètement, à l’école la part écrasante des enseignements qui font appel à l’esprit rationnel, à la logique, à l’intellect ou qui visent la connaissance et qui représentent a minima 90% des enseignements de la primaire au baccalauréat. Ici, on forme à merveille l’homme parfaitement rationnel, le modèle et l’avenir souhaitables pour notre société. Ici, on procède à son gavage industriel en connaissances et en théorèmes pour sculpter son intellect. Ici, on inculque au pas de course les procédés et les méthodes pour organiser rationnellement ses semaines et ses journées de façon efficiente. Que vise-t-on au juste dans cet élevage industriel-rationnel à la chaîne ? Ériger l’homme parfaitement rationnel en modèle, en pilier, en moule, comme étendard de notre République Rationnelle, quelle question ! Pourquoi, y aurait-il une autre version possible de l’homme ? Connais pas ! Rrrrrrrrrrrrrrrrrationnel : n’entendez-vous pas le mélodieux et doux chuintement de l’avenir souhaitable pour l’homme ? RATIONNEL.

 Ainsi, l’homme créateur qui, quelques années auparavant, passait encore une grande partie de son temps à taper joyeusement sur son xylophone multicolore – devant infra-penser que, d’évidence, il ne faisait là que réaliser son destin -, eh bien quelques années plus tard se voit soudainement remettre entre les mains quelque chose qui s’appelle un emploi du temps (pour employer son temps) et se retrouve tout d’un coup, sans qu’il ait eu son mot à dire, en cours de français, de mathématiques et de physique-chimie. La sphère sociale dévorante ne lui laisse pas une seconde de répit en lui rappelant bien, dans la bouche de ses professeurs ou de ses camarades, les vraies préoccupations de l’homme rationnel en devenir auxquelles il doit désormais consacrer toutes ses pensées : le temps imparti aux devoirs maison, sa place dans le classement, les conditions de passage dans la classe d’après. Le jour d’après ressemble à celui qui vient de s’écouler, puis le jour d’après,  puis le jour d’après, puis le jour d’après, puis le jour d’encore après et, d’artiste-créateur en puissance tambourinant joyeusement sur son xylophone à l’âge de 4 ans pour devenir qui il est véritablement, l’homme créateur se voit proposer comme embranchement alternatif de traverser un tunnel de rationalité qui dure environ une décennie et à l’issue duquel – il a désormais 18 ans et son bac en poche, fort heureusement avec mention, car cela était attendu et souhaitable -, il est devenu l’homme parfaitement rationnel.

 Attardons-nous quelque peu dans ce tunnel de rationalité en évoquant les 10% d’enseignements qui font donc appel à la part créative et irrationnelle de l’homme : soit la musique, l’art plastique, et peut-être quelques exercices de rédaction en français, coincés entre deux cours de conjugaison et de grammaire. Comment dire… Il suffit pour cela de se remémorer l’appréciation que toutes les parties prenantes concernées – professeurs, parents d’élèves, élèves – se faisait de ces matières au collège et qui tient en réalité en trois lettres : LOL. C’est que tout le monde rigolait à gorges déployées de et pendant ces matières. « Tu as fait un joli dessin en arts plastiques aujourd’hui ? Boooon, comme cela est divertissant, rafraîchissant même. Allez, maintenant il faut redevenir sérieux, tu te mets à tes maths ». Je peux même te livrer mon témoignage personnel de collégien : c’est que je n’ai jamais vu de ma vie un tel foutoir comme celui qui régnait en cours d’arts plastiques au collège tant il était si communément et innocemment admis que ces cours-là ne pouvaient que s’apparenter à un vaste zoo. Je crois même, à bien y repenser, que notre prof d’arts plastiques devait être dans un état de dépression larvée avancé tant il devait être dévasté par ce qu’il était advenu de l’homme créateur.

 Mais ça encore, les cours d’arts plastiques et de musique, soit ce qui aurait pu être des bombones d’oxygène pour l’homme créateur le long du tunnel de rationalité, bon, eh bien ces cours-là, ça va bien un temps au collège, mais ensuite, au lycée, on arrête la rigolade pour de bon ! Au lycée, les pertes de temps créatives, plus personne n’a le temps pour ça : on est dans la dernière ligne droite pour former l’homme parfaitement rationnel et, dans notre République Rationnelle, on a besoin ni de bardes, ni de danseurs étoile !

 Cette même musique, qui eut pu être le prolongement logique de notre familier xylophone n’est-ce pas, cette même musique qui est d’ailleurs l’un des rares temples artistiques admis et appréciés par les citoyens de la République (certainement car elle agit sur eux comme une réminiscence de qui ils furent il y a bien longtemps. Mais ils sont peu à le savoir), cette musique qui aurait pu être un sentier évident pour le créateur. Bon. Si seulement. C’est que, le public bénéficiaire concerné ne le sait que trop bien, il existe un autre tunnel de rationalité qui dure lui aussi environ 10 ans et à l’issue duquel l’homme créateur sort également carbonisé : le conservatoire ! Au conservatoire, les cours de solfège et l’apprentissage des gammes, tels des équerres de deux mètres de haut en acier froid placées dans le dos des hommes créateurs, ne servent à remplir qu’une seule fonction : ca-na-li-ser. Il est impératif pour la préservation de nos instances, de nos temples et de nos positions, que toute vitalité artistique parfaitement irrationnelle et donc imprévisible qui émanerait de ces hommes créateurs en puissance soit parfaitement con-te-nue, CA-NA-LI-SÉE. Nous ne voudrions surtout pas nous faire surprendre ou renverser par les puissances dionysiaques qui émaneraient de compositions nouvelles surtout que nous, membres du conservatoire en République Rationnelle, il nous a été demandé de faire une chose et une seule : conserver. Pour cela, nous allons infliger à tous ces petits créateurs dangereux d’imprévisibilité dix bonnes années de solfège, ce qui devrait bien calmer leurs ardeurs. Tout ce qui doit sortir de leur bouche et de leurs mains doit rentrer dans des canons musicaux parfaitement connus et rassurants : que retentisse… la musique classique !

 Et, puisque l’on parle des enseignements dispensés à l’homme créateur en voie de désintégration, comment ne pas évoquer l’éducation physique et sportive ? C’est que cela a bien sûr de multiples vertus en soi, le sport, mais à l’aune de cet idéal uniformisant que doit atteindre l’homme pour devenir l’homme rationnel parfaitement docile, voici tout ce que permet d’obtenir le sport : canaliser puis expulser les pulsions irrationnelles erratiques de l’homme créateur ; présenter l’équerre à son dos en lui remettant une couche d’enseignement de la discipline ; s’agissant des sports collectifs, faire fondre l’individu dans un tout bien compact et enserrant. Ériger le sport en dogme et discipline pour le corps humain, quel merveilleux outil pour contenir ses mouvements imprévisibles et, surtout, les pulsions erratiques qui les animent. Notre République Rationnelle ne s’en retrouvera que grandie, et sauvegardée.

 

 Que reste-t-il de l’homme créateur à la sortie de ce premier tunnel de rationalité, me demanderas-tu ? C’est-à-dire que reste-t-il de cette première enveloppe qui est et fut spontanément lui, de cette nature non imposée par construction extérieure, de cet état d’effusion créatrice de réalisation de soi qui, le sait-il encore à ce moment-là, mène au bonheur ? Que reste-t-il ? Nous aborderons demain heureusement les perspectives plus heureuses mais, dans l’immédiat, comment dire, et pour te donner une image bien visuelle : tu visualises à peu près la scène du début dans le Soldat Ryan ? Bon, eh bien c’est assez proche. Difficile pour l’homme créateur désintégré dix années durant par les canons à photons du tunnel de rationalité de sortir indemne de là. À ce moment bien précis, l’homme rationnel l’a très vraisemblablement remplacé. Et, j’en ai le cœur serré de dire ça, dans l’immense majorité des cas, sans doute à jamais. Et le fait que nombreux seraient ceux à ne pas du tout voir le drame là-dedans ne montre que, à mes yeux, à quel point le processus, presque déshumanisant et d’oubli de soi, de transformation de l’homme créateur en l’homme rationnel a réussi.

La partie espoirs arrive demain, et heureusement, nous en aurons sous le coude. Tu vois, si les choses lui avaient été ainsi présentées à l’âge de 5 ans, à l’homme créateur :

« Écoute, l’homme créateur. Tu es de toute évidence l’homme créateur en puissance, il suffit pour cela de voir l’aisance avec laquelle tu tapes sur ton xylophone et émets des sons. Et, devine quoi, cette partie-là en toi, qui correspond à ta première et vraie nature, est magnifique, sans doute même la plus belle : il faut absolument que tu la préserves comme un de tes plus grands trésors, et la fasse grandir et grandir jusqu’à ce qu’elle donne ses plus belles fleurs. Comme tu t’en es aussi rendu compte, ta raison vient de voir le jour et il est tout aussi important que tu développes la part rationnelle en toi et que tu t’enrichisses en connaissances sur notre monde et sur notre humanité. Exercer puis développer ton intellect et ton esprit logique, est tout aussi important et tu trouveras toi-même les bons équilibres entre ces deux parties qui coexistent en toi. Ainsi, je te propose dans ta vie une séquence d’apprentissages qui va durer environ 10 années, car c’est le temps qu’il faut pour que ta part rationnelle-intellectuelle arrive à maturité. Mais n’oublie jamais mes premières phrases l’homme créateur, celles par lesquelles j’ai commencé et qui coïncident avec l’ordre d’apparition de tes deux natures. Je t’ai bien dit qu’il est tout aussi important que tu développes la part rationnelle en toi, donc autant que la part créatrice, artistique, irrationnelle, spontanée en toi. C’est beau l’irrationnel tu sais, c’est ce qui est imprévisible, c’est ce qui jaillit avec fougue, c’est l’essence même de la liberté. L’irrationnel est même son premier écrin, à la liberté : conserve-le comme ton premier talisman, exprime-le avec force et réalise tout ton être créateur. Appuie-toi pour cela aussi sur ta raison mais ne fais jamais de ta raison un dogme ou une fin en soi, car nombreux sont ceux qui dissolvent leur liberté dans une vie faite uniquement de rationalité. Ainsi, même à l’issue de cette séquence d’apprentissage rationnel qui t’attend, ta première nature restera ta première nature et c’est en la prolongeant que tu pourras pleinement te réaliser. Allez va, petit d’homme. Je ne t’interromps pas plus que cela dans la pratique de ton xylophone, mais tâche de bien garder tout cela en tête. »

 

 

 Si seulement… Si seulement la rationalité avait été présentée à l’homme dans sa plus indolore neutralité et non pas érigée en dogme avec sa prétendue supériorité sanctifiée sur tous les aspects de la vie. Que reste-t-il de l’homme créateur ? Pris sous un déluge incessant d’équerres et de rationalité durant cette même période de la vie au cours de laquelle il se développe et ne se connaît pas encore tout à fait, c’est, dans le meilleur des cas, à bien grand peine qu’il parvient à maintenir, à préserver, presque comme dans un acte de résistance, son être créateur. En a-t-il seulement conscience de cette lutte-là, existentielle, qui se joue en lui ? Ou bien son être créateur s’en est-il déjà allé s’enfouir dans un sommeil profond ? Si sa nature rationnelle s’est sans doute à ce stade entièrement accaparée sa conscience, peut-être alors que sa première nature s’est réfugiée dans son inconscient, affleurant encore ici et là lorsque l’instinct s’exprime. Tout cela est alors en gestation, beaucoup est déjà souterrain.

 Dans l’immédiat, s’il est en résistance, c’est jusque dans son intériorité même que vocifère la sphère sociale dévorante, affublant du sceau de la mauvaise conscience tout projet créateur, d’affirmation artistique. Quelles chances auraient en 2024 un tout jeune Tolstoï de 14 ans, un génie littéraire qui sait qu’il a en puissance entre les mains un roman de l’ampleur de Guerre et Paix : il en a non pas la conviction, il en a la certitude tant son être créateur affleure et s’exprime en lui. Il faut qu’il le rédige, il doit se mettre à l’écriture, cela est évident, il ne peut en être autrement même tant c’est sa vérité qu’il veut et qu’il doit exprimer. Et puis, quel ravissement cela serait pour le monde de se voir offrir une telle œuvre, tant de lecteurs qui s’en retrouveraient grandis, élevés… Sur la possibilité et l’aval qui lui seront donnés pour se lancer dans ce projet littéraire, sur les centaines d’heures d’écriture nécessaires, sur la possibilité de ces heures et sur la hiérarchisation de celles-ci par rapport aux devoirs maison, on devinera assez aisément le devenir usuel de cet agir créatif-là. Ce n’est pas grave. De cette griffure, il se remettra, et il reprendra la plume. Le plus important, c’est qu’il ait été à l’écoute de son être créateur et qu’il ne le perde pas de vue. Assez tôt, il se remanifestera.

 

 D’où vient que la part créatrice de l’homme se trouve ainsi à tel point et de toute part refoulée, étouffée ? Quelle transformation radicale de l’homme… A-t-on seulement conscience de la violence de ce processus de rationalisation qu’il subit ? Très difficilement. Ce processus est tellement monolithique, s’impose tellement à lui comme seule norme possible alors qu’il est en construction de lui-même, puis s’ingère de lui-même avec le temps au point d’en être oublié, puis lui succèdent d’autres processus de rationalisation, puis d’autres tunnels de rationalité, si bien que : non, bien sûr que l’on n’a plus conscience de toute la violence de ce processus. Elle est ainsi cette phase de rationalisation par laquelle doit passer l’homme, c’est qu’il faut bien l’admettre, pas vrai ? Autrement quoi ? Cela créerait… Un craquèlement ? Une ébullition ? OH ! Un RÉVEIL des pulsions… Donc un réveil de l’homme ? Serait-ce le début des déversements erratiques de l’homme démiurge, le chaos ? Comme le Joker dans Gotham City ? Why so serious ? Ciel ! Ou serait-ce là enfin la possibilité de la réalisation de l’homme, l’aurore et le petit matin de son bonheur véritable qui affleurerait là, à portée de main,  la venue au monde des Tolstoï, des Tolkien et des Kandinsky de demain ? Heureux dans l’expression de qui ils sont.

 Mais attends donc ! Si c’est bien de cela dont il s’agit, si on parle bien de ce projet de transformation de l’homme créateur en l’homme rationnel rendu parfaitement domestiqué et prévisible, ne serait-ce pas là finalement l’émanation d’une volonté politique, d’un projet politique de l’homme pour l’homme, ne serait-ce pas là finalement un contrat social que l’on tend à l’homme créateur le jour de ses 5 ans et qui dit : « désormais, il est bon que tu te rationalises et deviennes l’homme rationnel. C’est beaucoup plus important que ton xylophone, crois-moi. Signe ici. » ? On en revient encore à Rousseau, le grand domesticateur, car la formation de la sphère sociale ce n’est ni plus ni moins que ce moment très précis où une poignée d’hommes se sont retrouvés un beau jour dans un bureau et se sont dits la chose suivante :

« Les gars, si je vous ai réuni aujourd’hui, c’est qu’on va écrire ensemble ce qui s’appelle un contrat social : c’est une grande nouveauté dans les sciences politiques, c’est un concept qui cartonne en ce moment. Ce que va viser ce contrat social, c’est la chose suivante : une société qui élimine tous les dangers, une société hyyyyper safe. On sait tous bien ici que l’homme est un loup pour l’homme : c’est tonton Hobbes qui l’a dit avant qu’on se réunisse. Et nous, qui sommes imbibés de cette vision pessimiste de l’homme, la dernière des choses que l’on veut, c’est de nous sentir en danger, pas vrai les gars ? Je parle de nous là, de notre sécurité à nous ! Et puis l’homme, l’homme… C’est terrifiant, l’homme ! Tout d’un coup, il y en a qui peut créer quelque chose, ça peut être totalement imprévisible et ça peut même nous renverser les gars ! Nous renverser ! Vous imaginez un peu ?

 Alors voici ce qu’on va faire : il y a un autre concept qui revient en flèche en ce moment avec les Lumières tout ça, c’est celui de la raison. Tout le monde ne parle que de ça en ce moment, de ce grand âge de la raison qui s’ouvre ! Donc nous, ce qu’on va faire, c’est le faire vraiment advenir ce grand âge de la raison et pour ça, on va être malins. Jean-Jacques : toi-même, que l’on surnomme le double J, tu l’as dit, la raison c’est présent en chaque homme. Bien. Si on encourage dès le plus jeune âge sa croissance à vitesse grand V et au détriment des autres facultés créatrices imprévisibles de l’homme, alors nous aurons totalement étouffé ces dernières à la racine, et alors, Messieurs, nous serons totalement safe ! Notre sécurité, nos intérêts seront préservés !

Voulez-vous savoir comment nous appellerons l’homme ainsi créé ? Nous l’appellerons : l’Homme Parfaitement Rationnel ! (clap clap clap clap clap clap). Et, Messieurs !, ah je m’emballe sous l’euphorie !, nous allons bien faire de la raison une nouvelle religion, que dis-je, un dogme !, et pour cela nous allons mettre sur le chemin de l’homme un objet, que dis-je un fétiche, qui ne saura être remis en question, qui exercera sur lui des effets annulateurs de ses facultés primordiales indésirables. Tous s’en réclameront, tous se prosterneront devant ! Il est encore tout petit, il est derrière ce voile rouge, mais bientôt sa croissance sera vertigineuse, son ombre planera sur tous… Je le dévoile à vous, et HOP ! (clap clap clap clap clap clap) le voici ! Et ce fétiche Messieurs, ce totem nous l’appellerons… Nous l’appellerons… Le totem… Le totem… de rationalité (clap clap clap clap clap clap clap clap. Cris de joie. Lancers de chapeaux. Clap clap clap clap clap clap clap) » 

 


Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *