L’homme est le créateur – Partie 3 – Le jour d’après


Partie 3 – Le jour d’après

Par l’Entrepreneur

   

 Re-bonjour ami lecteur, et bienvenue dans le jour d’après. Tu as vu ? Il fait même beau dehors. J’espère que tu as passé une bonne nuit et que le Totem de rationalité n’est pas venu par trop hanter tes rêves. Cette mise à nu de ce premier et colossal totem qui se dresse sur la route de l’homme créateur était pourtant tout sauf un cauchemar : elle était même, j’ai l’espoir que tu partages ce ressenti, une libération. En l’exposant de la sorte, nous lui avons bel et bien porté la première entaille.

 Cette réalité que nous avons dépeinte hier est, je préfère le dire, ni excessivement dramatisée pour le besoin narratif, ni présentée sous un jour excessivement sombre. D’accord : à certains passages lééégèrement dramatisée, mais c’est plus pour bien imprimer nos idées et décrire une réalité de fait qui est à mes yeux aussi claire que de l’eau de roche. Ce premier Totem, la construction de l’Homme Rationnel, le contrat social présenté sous ce jour, la sphère sociale et la chute de l’homme créateur : tu l’auras remarqué, étrangement, personne ne parle de ces sujets. Alors autant le faire de façon marquante afin que notre entaille soit bien visible de tous.

 Pas de description excessive non, mais bien une description fidèle à la réalité. On ne vise que l’atteinte de la vérité ici, assidument, méthodiquement, de façon critique. La trajectoire que nous avons décrite hier, la transformation de l’homme créateur en l’homme rationnel, est, dirons-nous, celle d’un processus matériellement objectif de transformation de l’individu, que nous avons tâché de retranscrire le plus fidèlement possible en le jalonnant des grandes étapes mesurables dans le temps qu’il traverse, et qui forment un vécu dans lequel chacun pourra se reconnaître. C’est un fait objectif et que nous avons tâché de bien remettre présent à l’esprit que l’homme naît créateur, et c’est un autre fait objectif qu’il connait, ou subit, de l’extérieur un premier et puissant processus de rationalisation, mettons entre sa 3ème et sa 18ème année. Tout cela se mesure parfaitement si l’on regarde l’évolution de la part de temps allouée à la partie rationnelle de l’homme et à sa partie irrationnelle au cours de ses premières années. Sur le dessein associé à ce processus et sur l’évaluation qualitative qui est faite au sujet de ces deux parties de l’homme en question par ce que nous appelons, en accord avec notre chère Hannah Arendt, la sphère sociale : chacun pourra dans son intériorité confirmer ou infirmer certaines choses. Je voudrais cependant compléter ce que nous avons vu hier de trois éléments.

 D’abord, l’angle très spécifique, et en même temps donc si total, de la création que nous adoptons nous conduit inévitablement à lever le voile sur ce que nous nommons les grands totems de notre monde et qui portent sa construction actuelle. C’est que, on le pressent bien, ces choses-là dont nous parlons ne peuvent être que décrites en termes de pulsions et de forces qui s’opposent : c’est un véritable combat qui se joue en l’homme, aussi bien intérieurement qu’avec l’extérieur avec lequel il compose. Qu’est-ce qu’un totem ? Un totem est un objet intouchable, qui a été dressé de la sorte par une autorité supérieure, devant lequel on prête allégeance et on se fige : devant lequel c’est notre liberté qui se fige, comme prise dans la glace. Or, chacun le ressent bien, l’acte de création est sans doute l’acte le plus difficile au monde : créer, cela n’a rien d’évident. Ce sont quantité d’obstacles qui viennent réfréner la liberté créatrice et ces obstacles sont aussi bien intérieurs – nous y reviendrons – qu’extérieurs. Et s’agissant des obstacles extérieurs, nous avons choisi l’image du totem qui est aussi pratique que visuelle pour bien identifier les choses. Voici pour l’explicitation au sujet de nos totems.

 La deuxième chose que je voulais te dire pour recouper sur ce que nous avons commencé à entrouvrir hier c’est que, au vu de tout ce que nous venons de dire, impossible évidemment de passer en toute bonne neutralité à côté de ces grands totems et de poursuivre notre chemin comme si de rien n’était. Non… Ces totems viennent exercer les pires effets annulateurs sur l’homme créateur, sur la première version de l’homme, sur l’homme et le produit de nos discussions ne doit être qu’actif, libératoire ! Face à cela et le long de notre route, je n’allais certainement pas rester là, les bras croisés, moi qui ai inscrit l’entaille de totems dans ma routine matinale. À jeun, juste avant le petit-déjeuner.

 Le troisième élément c’est que, si l’on fait jour sur des forces qui sont à l’œuvre contre l’homme créateur et qui cherchent à le dévaluer, le contenir, le refouler, alors nécessairement on cherchera à dévaluer, contenir et refouler nos positions. Si ce n’est pas déjà fait. Tant mieux. J’ai, à cet effet et comme tu peux le voir dans mon dos, trempé ma Tomahawk dans l’encre la plus épaisse. Je prends ainsi le pari avec toi que la critique la plus fréquente que nous rencontrerons s’exprimera de deux façons. D’abord, chez certains chez qui le processus de décomposition rationnelle est trop avancé, ce sera une circonspection rationnelle totale vis-à-vis de notre propos : un esprit rationnel de glace, glaçant et parfaitement hermétique, tel le Roi de la Nuit de Game of Thrones. Le Rational Walker, celui qui hante nos rues. Chez d’autres, la critique pourra prendre la forme d’une courtoisie intellectuelle qui aura, ici ou là, la clémence de saluer l’intérêt de telle ou telle position, mais qui, s’agissant du tout, prendra un grand air bouffi. Tout cela n’est pas sérieux : la création, l’homme créateur, tout ça. C’est qu’ici encore, martelé et intériorisé dans de si nombreuses consciences, s’exprimera le discours de la sphère sociale : dévaluation, refoulement, etc de l’homme créateur – nous l’avons bien compris. Gageons d’ailleurs que grand bouffi a totalement perdu de vue son propre être créateur à lui. Mais même cela, je ne peux le croire ! Non, il est juste enfoui, sous de très nombreuses couches. Il doit d’ailleurs peindre en secret des miniatures d’avions chez lui le soir. À moins que ce ne soit des petits chevaliers.

 Nous sommes ici dans notre libre bâtisse où la pensée s’exprime librement, la sphère sociale et son discours uniformisant ont sagement été priés de rester à l’extérieur. Pour ma part, je ne regarde qu’avec malice les grossiers ressorts de la sphère sociale et je ne m’adresse qu’à toi en tant qu’individu, en ayant la conviction que je m’adresse à l’homme créateur. Ce discours-là a été trop peu tenu et, je crois bien qu’il a besoin d’être entendu. BIEN. Assez rabattu nos positions d’hier, même si bien les ancrer de nouveau pour les affirmer de la façon la plus nette qui soit était tout sauf fortuit. Reprenons notre route.

 

 Regarde tout d’abord devant nous : nous venons de dépasser le Totem de Rationalité et, oui, ton regard ne se trouble pas, ce sont bien d’autres totems que tu peux voir à l’horizon ! Comme s’il n’était pas suffisamment redoutable, le Totem de Rationalité est bien que le premier des totems que l’homme créateur rencontre sur sa route. Nous n’allons pas aujourd’hui décrire avec autant de détails les autres totems car c’est vraiment de l’homme créateur dont je veux te parler, mais très rapidement : quels sont les autres totems dont les effets viennent annuler la possibilité de la création en l’homme et l’empêchent de redevenir l’homme créateur ? Il y a tout d’abord le Totem du Raisonnable qui vient ronger à la racine toute tentative créatrice avec les questions suivantes : est-ce bien raisonnable ? Est-ce bien sage, toute cette fougue ? Oui créer, peut-être, mais pour quoi faire ? Discours ô combien pernicieux et assoupissant que l’on chuchote par mille bouches à l’oreille de l’homme créateur jusqu’à ce que sa conscience, alors contaminée, le reprenne à son tour en son intériorité, aboutissant ainsi à l’auto-dévaluation même de l’homme créateur. Le raisonnable : un discours bien distinct donc du découpage de la réalité entre ce qui est rationnel et ce qui ne l’est pas.

 Il y a ensuite le Totem de la Sécurité et de la Préservation : oh oui, homme créateur, que te risquerais-tu à aller entreprendre ou aller créer quoi que ce soit alors que ta sécurité n’est pas assurée ? C’est risqué, tes idées-là, l’homme créateur : as-tu déjà seulement pourvu à tes besoins matériels à toi avant de te lancer dans tes aventures hasardeuses ? Ta sé-cu-ri-té ! Reparlons-en lorsque tu auras un toit au-dessus de ta tête et de quoi te nourrir pour les trente prochaines années de ta vie, si tu veux bien. Allez, ça pourra attendre, tes projets hasardeux. Jumelé avec le Totem de la Sécurité et de la Préservation, il y a le Totem de Natalité qui lui dit la chose suivante à l’homme créateur : tu vois, oublie tes projets de créateur, il est déjà trop tard. C’est mieux que tu mettes tes espoirs dans la génération suivante, celle que tu vas engendrer. Eh ! Que m’importe que cela t’occupera les bras et l’esprit pendant deux bonnes décennies et t’empêchera de redevenir en actes l’homme créateur – si tu n’as pas eu le temps de te constituer en tant que tel quel avant d’engendrer – c’est précisément le but de notre totem à nous, celui de la Natalité ! Oui !

 Enfin, le totem le plus redoutable de tous, bien plus encore que le Totem de Rationalité – lequel a, pour preuve, été parfaitement surmonté par de nombreux hommes créateurs -, c’est le Totem des Travailleurs. Ou : Totem La Défense. Le Totem de Rationalité et le Totem des Travailleurs sont les plus hauts, les plus vertigineux, les plus dangereux totems érigés contre l’homme créateur. Tels la Tour de Sauron et la Tour de Saroumane, ils sont eux aussi jumelés et se répondent l’un à l’autre par une musique terrifiante. Le Totem La Défense est la principauté et le royaume de la sphère sociale qui y apparaît dans son teint le plus éclatant. L’effet visé par ce totem ? Dissoudre tout simplement le peu qu’il reste de l’homme créateur dans un vaste magma uniforme.

 Ah ! Ce n’est pas de tout repos, n’est-ce pas, le parcours de l’homme créateur ? Pire que le GR20 ! Lui qui, pourtant, commençait sa vie dans un si bel et si gai élan d’intense activité créatrice, en tapotant sur son, sur son… ? On le sait que trop bien ! Nous irons bien sûr tout naturellement porter une spectaculaire entaille au Totem La Défense, mais une autre fois. Ça suffit les totems pour aujourd’hui ! Place à l’homme créateur, assez de la description de tout ce marasme qui l’entoure et dont nous allons bientôt rire. Je t’ai parlé en effet de ces nappes d’espoir qui jamais ne cessent d’irriguer l’homme créateur et qui lui indiquent la route souterraine qu’il doit emprunter. Tout l’espoir dont dispose l’homme créateur ainsi pris d’assaut se résume en deux, et seulement deux propositions.

 La première est : l’homme est le créateur. L’homme naît créateur, c’est sa toute première nature, et elle aura beau être ensevelie sous des couches et des couches et encore des couches, et on aura beau essayer de la contenir et de l’étouffer, elle ne disparaîtra pas. C’est sa plus profonde et véritable nature, c’est donc celle qui peut resurgir à chaque instant, être réactualisée. La seconde proposition est la suivante : « L’homme n’est pas fait comme un rat ». L’homme n’est jamais fait comme un rat, nous rappelle Jean-Paul Sartre – qui nous vient en aide au moment où on s’y attendait le moins. À la seule condition qu’il ne se la refuse pas, la liberté de l’homme est totale : ses capacités d’auto-détermination et de réinvention de soi sont la plus précieuse des boussoles dont il dispose. Elle est dans notre poche.

 

 Revenons à notre lycéen, ou à notre bachelier, à notre version plus avancée de l’homme en devenir. Nous pouvons même, et c’est ainsi que nous aurons vaincu le Totem de Rationalité jusqu’à cet âge en en annulant nous-mêmes ses propres effets, adopter un regard plus clément sur études. Nous aurons ainsi mené l’homme créateur bachelier à bon port. Prises comme un objet inerte, non idéologisé et dépourvues des tapis roulants qui mènent au totem suivant, elles sont un bien fondamental pour l’homme. C’est la sphère sociale qui a fait des études l’instrument programmatique de son dogme rationnel, et on pourrait parfaitement concevoir un autre type d’études plus équilibré, ou en tout cas moins déséquilibré, en faveur de la nature créatrice de l’homme. Eh, l’homme politique ! Tu n’as guère à cœur de former des bardes ou des danseurs-étoile dans ta République Rationnelle, mais nul doute que tu serais heureux qu’elle compte davantage… d’entrepreneurs. Ils t’aident les entrepreneurs, n’est-ce pas, pour tout ce qui est PIB, créations de jobs, balance commerciale, recettes de l’État, etc. Alors stimule donc davantage le muscle créatif de tes jeunes louveteaux, car ce n’est que de ça dont il s’agit. Deux fois trois heures par semaine de cours de Projet Créatif, Artistique ou Entrepreneurial estampillés des plus hauts tampons d’autorité pour que tout cela soit bien pris au sérieux, on bascule en République Rationnelle et Irrationnelle, et tout ira bien. Nous en avons fini avec les études. Un nouvel embranchement se présente.

 Souviens-toi où nous l’avons laissé notre homme créateur, pris d’assaut dans le tunnel de rationalité. Il y a à ce stade, nous l’avons dit, que deux possibilités pour lui : ou bien son être créateur est allé s’enfouir dans un sommeil profond, ou bien il est actif et en résistance. Qui est l’homme créateur qui est entré en résistance et qui a affermi son être créateur intérieur par cet acte même de résistance ? C’est notre jeune Tolstoï contemporain de 14 ans qui en a désormais 18 et dont la certitude artistique n’a pas reculé, tout au contraire. Il est désormais plus maître de son temps et, c’est de haute lutte, qu’il s’est offert l’espace de l’écriture et de la création. C’est Orelsan – oui, notre cher Orel – qui entre en résistance face à cette vision de la vie en tapis roulant qui mène du lycée à l’école de commerce et de l’école de commerce au poste de manager dans un hôtel à Caen : oh, qu’il l’exècre cette vie qu’il sent poindre, cela ne peut être ainsi… Et il se trouve qu’il a commencé à écrire des textes lorsqu’il était lycéen notre cher Orel : il va persévérer dans cette voie et ainsi s’affermir, se dit-il, le jour de ses 23 ans. Qui d’autre est l’homme créateur qui entre en résistance ? Oh ! C’est aussi Mark qui rejoint nos rangs – hi, Mark ! – : pas de Harvard pour Mark, pas de ce gavage industriel en Harvard Business Cases, surtout pas de cette suite de vie-là qu’on lui laisse entrevoir. Non… Son être créateur s’est déjà réveillé et il l’oriente vers une toute autre direction. Il le suit son être créateur, il lui fait confiance. Et cette direction-là qu’il lui indique, il va la suivre. C’est qui d’autre, l’homme créateur ? Oh ! C’est Nathalie, Portman, qui elle aussi, décidemment, coupe à la machette ces racines enserrantes d’Harvard qui commençaient à s’enrouler autour ses chevilles, pour devenir qui elle est, c’est-à-dire une actrice créatrice qui crée, aussi pour le plaisir d’autrui et, dans le plein et bel exercice de sa liberté. OH ! On respire de nouveau ! Qu’est-ce que j’aime cette histoire.

 Harvard, ce serait décidément un nid à serpents pour l’homme créateur, un tombeau à 300 000$ de dettes qu’il serait avisé de quitter avant qu’il ne se referme sur lui. Ah, et aussi un sacré turbo-réacteur de la sphère sociale, bien sûr. Pourquoi, quelqu’un depuis Harvard a-t-il entrevu une autre possibilité pour l’homme qu’avocat dans une law firm ou que big banker dans une big corporate bank ? Non, je… Vous voulez rire ! Grotesque ! Growwtesque, I tell you ! Il est toutefois assez intéressant de noter que, et Mark et Nathalie ont eu à la fois ce chic irrationnel de mettre fin à leurs études à Harvard de façon prématurée et ce chic rationnel de venir les terminer une fois leur être créateur révélé et affirmé. Très très très intéressant ce point. Nous emporterons ce point-là dans notre paquetage pour le rouvrir plus tard, tel un cadeau de pensée. Mais toujours est-il que leur exemple à eux montre que les études peuvent parfaitement s’intégrer dans la trajectoire de l’homme créateur. Nous sommes en pleine harmonie là ! Et pour en finir avec la Ivy League (sorrrrry) et autres écoles de commerce, je n’ai même plus à te notifier du sort qui les attend dans notre bâtisse. Laissons-leur attendre, suantes de panique, ce beau jour où l’Entrepreneur et le Philosophe se présenteront sur leur palier. Ah ah ah ! Gagnons en gaité, un peu d’ego trip à la Kaaris n’a jamais fait de mal à personne. Vois comme nous sommes loin déjà du joug des totems !

 Plus proche de nous et pour sortir des exemples que l’on connaît, je voudrais te parler d’une autre bien belle trajectoire dont j’ai pris connaissance autour de l’été dernier : celle de Raphaël Quenard. Tu sais, c’est cet acteur « qui monte » comme on dit dans le milieu, et à très juste titre : je te recommande absolument de voir, en plus de Yannick, l’excellent Chien de la casse tant il électrise le film de l’intérieur. C’est extraordinaire sa trajectoire à lui et, en l’écoutant aussi en interview, je dois bien admettre que j’ai eu un coup de cœur amical pour le bonhomme. C’est donc qu’il fait ses études au lycée et traverse stoïquement le tunnel de rationalité. Ouf : tout son être créateur est pris d’assaut à lui aussi, mais il en sort indemne. Et ensuite, que fait-il ? Non pas 3, non pas 4, mais 5 années d’études, non pas d’une quelconque humanité vaguement littéraire ou d’une discipline dans un cadre pouvant encore laisser un petit espace de la liberté, mais bien de : chimie. De chimie. Pure et dure. C’est-à-dire un nouveau tunnel d’hyper-rationalité de 5 ans avec tout son être créateur sous le coup d’être entubé dans un Erlenmeyer. Imagine si à un seul instant son être créateur, dont on sait maintenant qu’il était en résistance, avait exprimé à la fin d’un cours à un camarade de classe chimiste ou à un prof : « en fait, je me pose vraiment la question de devenir acteur ». Oh la la ! Mais qu’est-ce qu’on aurait ri. On se serait gaussés.

 Le Master en poche, le voilà déjà inexorablement succombant aux ondes prédatrices du Totem des Travailleurs : chez les militaires d’abord puis en tant qu’assistant parlementaire. Diable, cette histoire fait frissonner ! Quelle eut pu être sa fin annoncée, déchiqueté par la grande mâchoire, aspiré, peut-être, à jamais. Neuuuuuaaaaaaaannnn. Et non. Et, en fait, non. Une écoute attentive de sa nature profonde plus tard, un saisissement de sa liberté plus tard, un arrachement plus tard et le voilà à passer des auditions, puis à devenir l’acteur, qu’il n’a certainement jamais cessé d’être, et qui s’est offert à nous pour notre plus grand bonheur. Ravissement. Merci, en tant que spectateur, Raphaël si la bande audio de ce qui s’est dit aujourd’hui échoit un jour entre tes mains. Merci de nous avoir rappelé par ce que tu as fait les trésors d’inventivité et de liberté dont l’homme recèle. Et merci enfin pour ce discours de l’espace aux Césars, célébration de l’homme créateur puisque tu y as même parlé de la part de l’enfant en l’homme que tant cherchent à voir étouffée. J’en étais, pour ma part, subjugué.

 Voici que vient la question à un million de dollars (car ces questions-là s’expriment en général en dollars) : Raphaël Quenard est-il devenu acteur parce qu’il a toujours été acteur en puissance, qu’il devait certainement faire l’acteur-clown en famille, et parle-t-on donc là d’une trajectoire spécifique d’acteur ? Ou bien Raphaël Quenard est-il devenu acteur parce qu’il a su préserver l’être créateur qui se révèle chez tous initialement, et que c’est en devenant spécifiquement acteur qu’il en a trouvé la meilleure expression possible ? Telle est la question ! La première réponse, qui devrait combler les déterministes, décrit une trajectoire d’acteur. La seconde réponse décrit une trajectoire d’homme dont la première nature est celle que l’on connaît.

 Et encore, dans le cas de Raphaël Quenard, il y aurait de quoi ravir les déterministes à la recherche d’épiphénomènes minimisant l’apparition créatrice, car on peut parfaitement l’imaginer faire l’acteur à l’âge de 10 ans. « Oui, oui, d’accord rien de trop surprenant ou prépondérant : il y a toujours eu des acteurs et c’est dès sa plus tendre enfance que l’on pouvait voir ça en lui ». Hmmm. Mais dans ce cas, que dire de tous les comédiens de rires et de pleurs qui tous jouaient la comédie dès l’âge de 3 ans ? Et, autre question : que trahissaient dans ce cas le tout jeune Orel et le tout jeune Mark lorsqu’ils avaient 10 ans de leur devenirs respectifs ? Question pour les déterministes ! C’est-à-dire bien sûr ceux qui croient que l’homme est déterminé et qui n’intègrent pas dans leurs pronostics un possible saisissement par l’homme de toute sa liberté à une certaine étape de son parcours.

 Ah ! On s’approche à grands pas du point d’orgue de nos trois sessions, celui où je vais te partager ma thèse sur l’homme créateur non encore actualisé. Car c’est lui qui nous intéresse vraiment. Si on ne parlait que d’Orelsan et de Mark Zuck, ça ferait un peu happy few. D’ailleurs, comment les percevons-nous, ces deux loustics-là ? D’où vient à la fois ce mélange de fascination et d’irritation qu’ils nous inspirent ? D’abord, à mes yeux, on peut aimer ou ne pas aimer tel aspect et on peut, c’est mon cas, plutôt ne pas du tout aimer ce qu’est devenu Meta, il n’en reste pas moins que ce sont dans les deux cas des trajectoires de créateurs époustouflantes. Ils ont tous deux porté plus loin ce qu’un rappeur peut faire, ce qu’un entrepreneur peut faire. Ce faisant, ils sont à mes yeux des modèles de l’homme créateur en actes dans son plus beau rayonnement, dans la plus belle réalisation de soi. Et cela d’autant plus, point essentiellement central dans la conception de l’homme créateur que l’on défend ici, que ce qu’ils ont créé, ils l’ont offert à l’humanité qui s’en est retrouvée considérablement enrichie. On s’imagine un peu si Orelsan était resté manager d’hôtel ? La dépriiiiiiiiiime. Et, pour ma part, je fais partie de ceux qui pensent que Facebook a rapproché l’humanité, pour son bien. Peu importe ici les débats sur les réseaux sociaux et les travers évidents qu’ils contiennent. Et puis on aurait parfaitement pu prendre comme exemples d’autres créateurs, qui tu veux. Bref.

 Mais ce point-ci que nous devons dénouer est important : d’où vient l’irritation que l’on peut ressentir au contact de certains hommes créateurs, surtout les plus grands ? C’est que, à l’évidence, l’amour propre individuel blessé peut voir en eux ce que lui n’est pas, ce qu’il a été et qu’il pourrait devenir : l’homme créateur dans toute sa liberté. Or ici, l’amour propre rance, le ressentiment et tous les bas sentiments d’envie, c’est comme la sphère sociale : ça reste à la porte ! Pas de ça ici, pas de ces bas instincts de l’homme qui l’auto-consument dans notre bâtisse ! Nous devons au contraire être reconnaissants, car grandis, d’être entourés de ces hommes qui ont trouvé le chemin de leur liberté et que l’on choisit, consciemment ou inconsciemment, comme nos modèles, comme des exemples à suivre. Après, pour en finir avec ces deux loustics, ce qu’ils ont fait est sacrément balèze mais ce qui nous importe ici n’est pas tant la gradation que la substance. La libération de cette substance.

 Ces guides précieux qui nous entourent… Non pas précieux : vitaux. Les acteurs par exemple, soit les créateurs que l’on identifie le plus car tout simplement les plus visibles : les Sophie Marceau, les Reda Kateb, les Valérie Lemercier, les Vincent Cassel. Ils sont non seulement les colonnes de notre patrimoine commun à tous, mais d’où vient le fait qu’à peu près tout le monde, tout le monde en réalité, a une sympathie immédiate pour un grand nombre d’acteurs ? Tu en connais, toi, des gens qui n’aiment pas les acteurs ? Nous connaissons à présent la réponse : c’est évidemment que l’on voit l’acteur comme la version actualisée, et qui plus est dans une de ses plus belles formes possibles, de notre être créateur à nous. Une réverbération lointaine et en même temps si familière de qui nous sommes. Tout le monde aime jouer à l’acteur. Tout le monde aime dire des répliques à la façon des acteurs. Ces répliques qui sortent à ce moment de notre bouche, elles emportent tout dans le ravissement intérieur qu’elles créent en nous. Quand on les dit, elles résonnent comme l’expression d’une vérité si tendre, qui soudain affleure de nouveau. Notre être créateur s’exprime.

 

 Marquons une pause. On se retrouve ici dans cinq minutes.

 

 

  Voici ce que j’avais à cœur de te dire aujourd’hui. Voici la vision qui m’est apparue de l’homme créateur non encore actualisé.

 L’homme est par essence le créateur car il naît ainsi et qu’il se révèle ainsi à lui-même, bien que cela ne se présente pas de façon claire à sa conscience. Dans la première version de lui-même, il est même le créateur de façon féconde, et cette première nature, jamais ne le quittera. Elle restera toujours en lui, active ou à l’état latent. Par la suite, à mesure qu’il devient un être plus rationnel et plus social et qu’il rencontre sur sa route différents totems, son être créateur peut se retrouver dévalué et refoulé.

 À plusieurs embranchements de sa vie, à différents moments, sous des formes différentes, sous l’impulsion de différents déclencheurs et dans des gradations d’intensité différente, son être créateur et sa nature véritable vont ressurgir. Toujours sous la forme d’un appel. On peut prendre l’appel, ou ne pas prendre l’appel. On peut décrocher, ou ne pas décrocher. On peut se saisir de cette liberté qui alors affleure, ou se la refuser.

 Se saisir pleinement de sa liberté en vue de créer son demain requiert toujours un effort colossal, le plus dur qui soit : celui du vertige d’une prise de décision d’abord, celui d’un arrachement puis d’une auto-détermination, celui enfin d’une nouvelle identité que l’on se donne. Mais c’est à ce moment précis qu’apparaît, comme accompagné d’une chaleur intérieure agréable, que ce saut dans l’inconnu est en réalité tout sauf vertigineux, car il n’est qu’un retour à soi. À notre être véritable, soit la plus familière, la plus réconfortante et la plus robuste de nos fondations. À des chaussures de marche que l’on connaît bien et que l’on a grand plaisir à chausser de nouveau.

 C’est alors, à ce moment précis de liberté conquise, que l’on devient l’homme créateur en actes. Que l’on devient : que l’on redevient. Joie immense que contient tout retour à soi. Ce retour à l’homme créateur peut prendre mille visages. Une création de haute intensité, une création de plus basse intensité. Un projet structurant, un loisir. Une forme de création plutôt économique, plutôt artistique, plutôt humaine, plutôt scientifique. Dans un élan vital qui met soudainement fin à ce qui était comme une longue attente, notre être créateur reprend toute sa place. Alors, on sourit. C’est surtout un sourire intérieur. Un aboutissement si naturel, toutes les étapes précédentes devaient mener à celle-là. Tel un aimant qui exerçait son appel depuis des profondeurs immémorielles, notre être créateur n’avait jamais cessé d’agir en nous.

 Telle est ma vision de la trajectoire de l’homme créateur : celle d’un irrésistible retour vers ce pôle lumineux de la création qui a toujours été le sien. À mesure qu’il se connaît davantage et redécouvre qui il est, qu’il s’affranchit des effets des totems qui déjà n’apparaissent plus comme des menaces et qu’il suit avec confiance ce que lui indique son être créateur intérieur, le long d’un chemin qui, il le pressent déjà, est celui qui conduit au bonheur véritable. Le bonheur d’être soi.

 

 La destinée possible de l’homme créateur est évidemment bien plus diverse que les deux seules catégories de l’entrepreneur et de l’artiste. C’est parce qu’elles fascinent – appel du pôle vibrant de la création – et qu’elles incluent en leur sein de multiples possibilités que nous avons choisi de construire notre propos autour de ces dernières. L’homme créateur, ce peut être l’ingénieur qui construit des ponts, le chercheur qui part à la recherche des inventions de demain, l’animateur de communautés qui crée de la vie en ouvrant un bar ou un restaurant, celui qui crée à partir des fruits de la terre, celui qui se met à décorer des intérieurs, qui se fait sculpteur-artisan de chocolats, cuistot gastronome et même celui qui se met à peindre des chevaliers. Et que dire des figures du sportif de haut niveau ou de l’homme politique ? Et l’aventurier explorateur, homme d’action qui imprime sa trajectoire dans le monde ? Les figures de l’entrepreneur et de l’artiste ont ceci de pratique que, parce que la première allie création et action tout en étant soluble dans la sphère économique, et parce que toute forme de création tend in fine vers la forme artistique, de nous offrir des clés de lecture qui peuvent englober à peu près toutes les formes de la création.

 Avant que l’on se quitte, je vais te donner un dernier exemple d’homme créateur qui s’est révélé le long de sa route. C’est l’un des plus beaux exemples que je connaisse, celui de Christian et Marie-France des Pallières qui ont créé Pour un Sourire d’Enfant, l’une des plus belles ONG qui existent au monde. Tu connais certainement la merveilleuse histoire de PSE qui a sauvé de la misère plus de 12 000 enfants au Cambodge, j’aurai l’occasion de t’en reparler. Christian a travaillé chez IBM de ses 28 ans à ses 58 ans, entre 1962 et 1992. Et, à l’issue d’une première grande étape de sa vie par ailleurs riche en voyages et en engagements, c’est en 1995, soit à l’âge de 61 ans, que l’homme créateur en lui est apparu. De la plus belle des façons qui soit. C’est alors qu’avec Marie-France ils créent tous deux Pour un Sourire d’Enfant, pour le plus grand bien de tant de personnes, pour le plus grand bien de l’humanité.

 À 61 ans ! Soixante-et-un-ans. Après 30 années passées chez IBM, en plein cœur du Totem des Travailleurs. Toutes ces décennies que l’être créateur sommeillait en lui, pourtant bien présent, sans que Christian des Pallières ne se doute à un seul instant du devenir qui l’attendait. Du devenir qu’il allait créer. 

 La création de l’homme créateur peut donc évidemment être « humaine », au sens ici d’œuvre de charité. Comme je te l’ai dit, les formes de création que nous valorisons ici dans notre bâtisse sont surtout celles qui sont au service de l’humanité. 

 

 Regarde, la nuit est déjà tombée autour de nous. Nous avons couvert pas mal de terrain aujourd’hui, de quoi entrouvrir de nombreuses discussions à venir. Allez, je te raccompagne jusqu’à la porte. Merci d’être venu jusqu’ici, et d’avoir tendu l’oreille. Regarde là-haut. Désormais, la phrase qui figure sur le portique de notre bâtisse n’aura plus de secret pour toi :

 

Deviens qui tu es, nous dit la philosophie.

Deviens qui tu es.

 


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